La Guerre de France en 1870-71/03

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III.

LA CAMPAGNE DE L’EST ET LE GÉNÉRAL BOURBAKI.


I. La première armée de la Loire, par le général d’Aurelle de Paladines. — II. Orléans, par le général Martin des Paillières. — III. La deuxième armée de la Loire, par le général Chanzy. — IV. La Guerre en province, par M. Ch. de Freycinet. — V. Opérations des armées allemandes depuis la bataille de Sedan jusqu’à la fin de la guerre, par W. Blume, major au grand état-major prussien, traduction du capitaine Costa de Cerda. — VI. Guerre des frontières du Rhin, 1870-1871, par le colonel Rüstow, traduction du colonel Savin de Larclause, 2 vol. — VII. La Campagne de 1870, par le correspondant du Times. — VIII. Opérations de l’armée du sud pendant les mois de janvier et février 1871, par le comte de Wartensleben, colonel d’état-major. — IX. Les Volontaires du génie dans l’Est, par M. Jules Garnier. — X. Les Chemins de fer pendant la guerre de 1870-1871, par M. Jacqmin.

Au milieu de tous ces sanglans épisodes de la guerre qui pendant cinq mois se déroulent à travers la France envahie, un des plus saisissans et des plus obscurs est cette campagne de l’est qui parut être un moment la dernière espérance du pays, et qui ne fut qu’un suprême désastre. Les revers essuyés au même instant par la deuxième armée de la Loire, si graves et si douloureux qu’ils fussent, n’étaient que des revers[1]. Vaincue, brisée, désorganisée, mais non détruite, cette armée gardait encore une certaine liberté dans sa retraite ; elle avait derrière elle l’ouest, la Bretagne, le Maine, l’Anjou, la France entière au-delà de la Loire. Un étrange et cruel concours de circonstances a fait de la campagne de l’est une tentative impuissante et une catastrophe. Tardivement conçue et légèrement préparée, accomplie dans les conditions les plus ingrates, compromise par l’impéritie d’auxiliaires plus bruyans qu’efficaces, assombrie par l’acte de désespoir d’un chef aussi malheureux qu’héroïque, poursuivie jusqu’au bout sous les rigueurs d’un hiver implacable, cette expédition aux lugubres et dramatiques péripéties a eu tout contre elle : elle a été, en fin de compte, un nouveau 1812, une sorte de retraite de Russie en pleine France, et, comme pour épuiser toutes les fatalités, une de nos dernières armées n’a échappé à un Sedan qu’en passant la frontière de la Suisse !

Elle a été sans doute vaincue par l’ennemi, cette armée, je ne dis pas le contraire ; elle a été aussi et surtout la victime des élémens, de l’incohérence de sa propre organisation, de l’imprévoyance de ceux qui l’ont jetée dans une entreprise presque impossible à un pareil moment. Elle n’a point secouru Paris comme on le voulait, rien n’est plus certain ; c’est Paris qui en tombant l’a poussée à sa ruine définitive, à une expatriation nécessaire, par un armistice mal combiné, inexactement notifié et faussement interprété. Cette évasion fatale en pays étranger, c’est la dernière et sombre étape de ces soldats qui vers la mi-décembre 1870, sous le nom de première armée de la Loire, partaient de Bourges pour aller se jeter, disait-on, sur les lignes des communications allemandes à travers les neiges de la Franche-Comté et des Vosges.

Certes cette contrée orientale de la France où allait se dérouler un si terrible drame militaire, cette contrée était faite pour devenir la région privilégiée de la défense. Elle a sa force en elle-même, dans sa configuration, dans sa position. Couverte au nord par cet épais massif des Vosges, qui en venant du Palatinat s’élève jusqu’au ballon d’Alsace, adossée au Jura, garantie à l’ouest par les montagnes et les défilés de la Côte-d’Or, sillonnée dans l’intervalle par des rivières, la Saône, l’Ognon, le Doubs, qui se rejoignent avant de s’en aller vers le Rhône, et qui sont autant de lignes naturelles de stratégie, elle est de plus protégée par ces trois places de guerre, Belfort, Besançon, Langres, qui sont comme trois portes de sûreté formant un redoutable triangle. Un peu fortement occupée, cette région pouvait être inexpugnable, ou tout au moins difficile à entamer et dangereuse pour l’ennemi. Une armée à demi sérieuse, formée sur le Doubs, appelée à manœuvrer entre Besançon, Belfort et Langres, aurait pu devenir le plus puissant instrument de défense et changer peut-être toutes les conditions de la guerre ; elle pouvait surveiller la Haute-Alsace et les passages du Rhin de Bâle à Fribourg, garder les débouchés des Vosges, contenir ou repousser l’invasion venant directement de Strasbourg, et par l’avancée de Langres, menacer la marche des Prussiens sur Paris. Malheureusement rien n’avait été prévu, rien n’était préparé, et le jour où l’ennemi, d’un foudroyant effort, enfonçait violemment la frontière sur la Lauter et sur la Sarre par les deux batailles de Wœrth et de Spicheren, on se trouvait subitement désarmé et désorganisé. D’un seul coup, toutes les routes s’ouvraient devant les Allemands jusqu’à Nancy, jusqu’en Champagne ; toutes les positions étaient en péril vers l’est aussi bien que sur la Moselle, sur la Meuse. Les remparts réputés inexpugnables tombaient ou étaient tournés, et pour la première fois peut-être les Vosges, l’Argonne, allaient être inutiles à la défense française !

La seule force laissée momentanément dans ces régions de l’est aux débuts de la guerre était le 7e corps de l’armée du Rhin, qui avait été formé autour de Belfort sous le général Félix Douay, dont on détachait une division pour l’envoyer précipitamment au maréchal de Mac-Mahon la veille de Reischofen, et qui était bientôt appelé au camp de Châlons pour aller se perdre avec le reste dans le gouffre de Sedan. Ce corps une fois parti, il ne restait plus dans l’est une escouade de l’armée régulière. Les places fortes elles-mêmes n’étaient pas dans un état rassurant de défense. Les travaux de Belfort, commencés depuis plusieurs années, n’étaient point achevés ; Besançon n’avait ni garnison ni approvisionnemens. Tout ce qu’on avait pour protéger le pays ou pour occuper les places fortes se réduisait à des mobiles rassemblés avec zèle dans quelques départemens, avec tiédeur dans quelques autres, et à un certain nombre de bandes de francs-tireurs qui commençaient à se lever pour se jeter dans les Vosges, — dont les autorités impériales d’ailleurs n’encourageaient pas toujours la formation. La panique était grande parmi ces populations, qui croyaient à chaque instant voir arriver les Prussiens, qui se sentaient menacées et qui l’étaient en effet, parce qu’elles se trouvaient abandonnées. On en était là jusqu’à Sedan, jusqu’au 4 septembre.

Ce que l’empire n’avait pas fait, le gouvernement de la défense nationale aurait pu et aurait dû le faire sans doute. C’était le moment ou jamais de rassembler au plus vite des élémens de résistance dans cette contrée encore intacte de l’est, de se préparer à disputer les passages de cette partie des Vosges, en se tenant sur le flanc du grand mouvement d’invasion qui débordait comme un torrent vers le centre. La vérité est qu’on se sentait ahuri et déconcerté par la précipitation des événemens dans cette première période de la défense nationale, dans ce cruel mois de septembre qui voyait une armée enlevée à Sedan, une autre armée, celle de Metz, rejetée dans ses lignes pour n’en plus sortir que prisonnière, Paris investi et séparé du monde pour vingt semaines, la chute de Strasbourg aux derniers jours du mois. De quel côté de l’horizon la France orientale pouvait-elle attendre un secours ? Paris captif ne pouvait penser qu’à Paris. À Tours, on ne songeait qu’à se préserver sur la Loire, déjà menacée. Ce n’est qu’après plus de trois mois, après les défaites d’Orléans et la scission violente de l’armée de la Loire, qu’on en revenait enfin à l’idée d’une entreprise sérieuse vers les Vosges. Que s’était-il passé durant ces quatre mois dans ces régions de l’est ? C’est là en quelque sorte le prologue obscur, incohérent, de l’expédition qui a été un des derniers coups de dés de la défense nationale, et à laquelle le général Bourbaki devait donner son nom.

I.

La guerre dans l’est a deux périodes en effet ; la première est une période de confusion où la résistance, à peine organisée, s’épuise en efforts partiels et décousus. Trois mois durant, de la fin de septembre à la fin de décembre, en dehors des places fortes où se replie et se concentre la défense, on s’agite sans direction, et pendant ce temps l’invasion, d’abord retenue devant Strasbourg, pénètre par cette partie des Vosges dans la vallée de la Saône, va jusqu’à Dijon, immobilisant Belfort par un blocus, laissant de côté Besançon, menaçant par ses positions avancées en pleine Bourgogne le centre et le midi de la France. Je voudrais dégager les points essentiels de cet imbroglio militaire où tout se mêle, la courte campagne de la première armée des Vosges, la défense de Belfort, le rôle et les opérations de Garibaldi.

Quelle était la situation réelle au moment où les irréparables désastres éclataient sur la France ? L’est se trouvait dépourvu de toute force régulière, disais-je. Dès la seconde quinzaine de septembre cependant, il s’était produit sous la pression du péril une sorte de mouvement spontané. On cherchait à se reconnaître, on voulait se défendre. Un certain nombre d’officiers énergiques, échappés de Sedan, le commandant du génie Varaigne, le capitaine du génie Bourras, le capitaine d’artillerie Perrin, avaient pris le chemin des Vosges, et s’occupaient immédiatement de fortifier quelques-uns des principaux défilés, de rassembler quelques élémens de défense. Peu après, un autre échappé et un blessé de Sedan, le général Cambriels, arrivait, lui aussi, pour prendre le commandement de l’armée de l’est et pour diriger les opérations. Où étaitelle, cette armée ? de quoi se composait-elle ? M. de Freycinet, par je ne sais quel mirage, l’élève au chiffre de 55,000 hommes. L’exagération est étrange, et de plus ces soldats étaient des mobiles sans instruction, sans cohésion, sans discipline, mal armés, à peine équipés, avec lesquels on ne pouvait tenir la campagne ; mais enfin c’était une apparence de force militaire. À l’appui de cette armée, les volontaires se multipliaient, et commençaient à remplir les Vosges. De toutes parts, des corps francs s’organisaient sous l’impulsion de quelques hommes résolus. Un des principaux de ces corps de partisans était la création d’un député alsacien, M. Keller, qui avait su réunir nombre de ses compatriotes pour la défense de leur foyer commun et de la France. Le capitaine Bourras de son côté allait être un vrai chef de compagnies franches dans cette guerre de l’est. C’est avec cela qu’on pouvait être exposé d’un instant à l’autre à se trouver en face d’un ennemi qui venait d’attester d’une façon cruelle pour nous la supériorité de son organisation et sa méthodique solidité. Tant que les Allemands étaient retenus devant Strasbourg, les progrès de l’invasion restaient nécessairement suspendus de ce côté, il n’y avait point encore à craindre un choc trop inégal ou trop violent. La chute de la capitale de l’Alsace le 28 septembre rendait la liberté aux forces ennemies, et ces forces agglomérées à Strasbourg ou dans cette région du Rhin ne laissaient pas d’avoir quelque importance. Elles se composaient de la division badoise, d’une division de la landwehr de la garde prussienne, de la 1re division de réserve sous le général de Treskow, plus une 4e division de réserve appelée du nord de l’Allemagne sous le général de Schmeling. Le chef principal de ces forces était le général de Werder, le commandant du siège, l’ordonnateur du bombardement de la malheureuse cité alsacienne que M. de Bismarck dans l’orgueil de la victoire appelait « la clé de sa maison. »

Ainsi, au moment où la chute de Strasbourg allait donner le signal d’opérations nouvelles, aux derniers jours de septembre et au commencement d’octobre, les Allemands avaient quatre divisions libres. La landwehr de la garde était destinée à se rendre sous Paris ; la 1re division de réserve restait en partie à Strasbourg ; la division de Schmeling, un instant arrêtée à Fribourg, dans le grand-duché de Bade, devait passer le Rhin vers Neuembourg et faire tomber les places de Schelestadt, de Neuf-Brisach, en menaçant Mulhouse et la ligne de Belfort. Le général de Werder, avec la division badoise, une brigade d’infanterie combinée et une brigade de cavalerie formant désormais le premier noyau du xive corps, avait pour mission, quant à lui, de pénétrer dans les Vosges pour disperser tous les rassemblemens français. Dès les premiers jours d’octobre, il se mettait en marche effectivement en se faisant précéder d’un de ses chefs de brigade, le général Degenfeld, et avec la pensée de gagner d’abord la vallée de la Meurthe. Certes si notre pauvre armée de l’est eût été une véritable armée, si même la guerre de partisans eût été à demi organisée, Werder aurait pu expier la témérité de cette marche aventureuse et difficile à travers des régions hérissées d’obstacles. Il aurait fallu lui disputer le terrain. Était-ce possible ? Sans doute on combattait, et même on combattait assez sérieusement en pleines Vosges, à Raon-l’Étape, à Étival, à La Bourgonce, aux Rouges-Eaux, à Brouvelieures, dans la direction de Saint-Dié et d’Épinal. Les Allemands ne marchaient qu’avec peine, ayant affaire tantôt à des détachemens réguliers, tantôt aux francs-tireurs, qui les harcelaient. En réalité, c’était moins une campagne qu’une suite d’engagemens quelquefois meurtriers, presque toujours malheureux ou inefficaces, si bien que le général Cambriels, voyant son armée fondre par les fatigues, par la démoralisation et par les revers, se croyait obligé de ramener au plus vite ses soldats jusque sous le canon de Besançon. C’était la « grande trahison » que les stratégistes de l’est, — car il y avait des stratégistes partout, à Besançon comme à Tours, — reprochaient en ce temps-là au général Cambriels. Évidemment le commandant de l’armée des Vosges ne s’était retiré que parce qu’il n’avait pas pu faire autrement.

Cette retraite, nécessaire sans doute, n’en était pas moins désastreuse ; elle livrait les Vosges. Les Allemands pouvaient s’avancer sans difficulté : déjà ils touchaient à la Saône, à Vesoul, et un instant même ils avaient eu l’idée de se mettre à la poursuite de Cambriels, qu’ils atteignaient sur l’Ognon ; mais là cette malheureuse armée de l’est se retournait vers Cussey et Châtillon-le-Duc pour livrer un dernier et sanglant combat, après lequel elle se repliait définitivement au-delà du Doubs, sous Besançon. Le général de Werder n’en demandait pas davantage ; il ne pouvait avoir la pensée d’attaquer Besançon, et il se considérait comme assuré momentanément de l’immobilité des forces de Cambriels. Libres désormais, n’ayant plus rien à craindre du côté du Doubs et se sentant en mesure de maintenir leurs communications des Vosges, les Allemands continuaient leur mouvement sur la Saône, jusqu’à Gray, où ils arrivaient vers le 24 octobre. C’était le moment, il est vrai, où une force nouvelle commençait à se montrer dans l’est. Garibaldi venait d’arriver à Dôle pour prendre un commandement ; mais ce n’était pas Garibaldi, avec quelques contingens d’aventure à peine rassemblés, qui pouvait arrêter les Allemands. Ce qui pouvait encore moins les inquiéter, c’était un détachement de mobilisés qui était sorti de Dijon sous les ordres d’un président du comité de défense élevé au grade de colonel, pour marcher à leur rencontre sur la Saône. Ces braves gens devaient avoir infailliblement beaucoup de bonne volonté ; leur chef, meilleur républicain sans doute qu’homme de guerre, entendait la stratégie à sa façon. Un matin, dit-on, il prenait pour une batterie de mitrailleuses prussiennes deux charrues oubliées sur un coteau, et il se hâtait de battre en retraite après avoir fait sauter le pont de Pontaillier. Avec des adversaires de ce genre, les Allemands n’avaient pas à se gêner, et, sans s’inquiéter des agitations qu’il entrevoyait autour de lui, dont il pressentait l’impuissance, le général de Werder prenait résolûment le parti de pousser jusqu’à Dijon ; où deux de ses brigades aux ordres du général de Beyer entraient le 31 octobre après un violent combat suivi d’une capitulation. Ainsi, en trente jours, les Allemands avaient forcé les Vosges, envahi les contrées de la Saône et occupé la capitale de la Bourgogne, où ils allaient camper en maîtres durs et implacables pendant deux mois.

Un fait à remarquer, c’est que ce n’était point là en réalité l’itinéraire primitivement tracé par l’état-major de Versailles au xive corps. Le général de Werder n’avait point la mission d’envahir la Bourgogne. Il devait, en pénétrant dans les Vosges, aller à Épinal, de là se replier dans la direction de Chaumont, Châtillon, Troyes, et gagner la Seine, désarmant les populations sur son chemin, rétablissant les communications interrompues. Ce programme s’était modifié au courant des opérations de tous les jours. La nécessité ou l’espoir d’en finir avec notre armée de l’est avait attiré les Allemands vers la Saône. Une fois là, ils s’étaient avancés, ils avaient fini par aller jusqu’à Dijon. À ce moment, la capitulation de Metz, en aggravant pour la France toutes les conditions de la guerre, venait fixer définitivement dans l’est le xive corps allemand et imprimer à ses opérations, à son rôle, un caractère nouveau. Jusque-là, la 1re et la 4e division de réserve étaient restées en Alsace avec leur mission spéciale et indépendante ; désormais elles se rattachaient au xive corps sous les ordres de Werder. On n’avait pas eu encore le temps, on n’avait peut-être pas la pensée d’attaquer Belfort ; maintenant on se disposait à l’assiéger. C’était le général de Treskow qui, avec la 1re division de réserve, était chargé de l’investissement. Le général de Schmeling de son côté, après avoir pris les places de la Haute-Alsace, Schelestadt, Neuf-Brisach, devait laisser une partie de ses troupes de la 4e division de réserve à Treskow autour de Belfort, et avec le reste se rapprocher de la Saône, aller prendre position à Gray. Le général de Werder luimême enfin devait s’établir solidement à Dijon, avec la mission de surveiller le sud, de marcher sur les rassemblemens français qu’il verrait se former ou s’agiter autour de lui, et de protéger en même temps par Tonnerre, par Châtillon-sur-Seine, la ligne de communication de l’armée du prince Frédéric-Charles, qui se dirigeait en toute hâte sur la Loire. L’est tout entier se trouvait ainsi enlacé dans ce réseau de forces ennemies.

Que faisait-on pour arrêter les progrès de cette invasion étrangère, qui gagnait de proche en proche ? De quels moyens pouvait-on disposer ? C’était une situation difficile assurément, aggravée par la confusion et la désorganisation qui régnaient partout. L’armée de l’est, rejetée sous Besançon, existait à peine. Ce qu’il y avait de plus étrange, c’est que, pour ajouter aux embarras du moment, on se livrait à cette guerre funeste des animosités de partis, des récriminations, des accusations, en rejetant tout sur le général Cambriels, qu’on pressait de reprendre la campagne et qui ne le pouvait pas. M. Gambetta, qui venait de débarquer à Tours et qui s’était rendu presque aussitôt à Besançon, croyant probablement tout relever à sa voix, — M. Gambetta tombait dans ce tourbillon d’irritations ameutées contre le chef de l’armée des Vosges, et en définitive il voyait beaucoup de misères, il ne faisait pas plus que les autres. Il condamnait le général Cambriels, puisqu’il provoquait sa démission, et il lui donnait raison, puisque après cette démission on ne reprenait pas plus l’offensive qu’on ne l’avait prise avant.

Le fait est qu’en peu de jours cette malheureuse armée changeait trois fois de chef : elle passait du général Cambriels au général Michel, qu’il eût bien mieux valu laisser sur la Loire, où il commandait supérieurement une division de cavalerie, — du général Michel au général Crouzat, qu’on tirait de Belfort, où il était colonel d’artillerie. Au milieu de toutes ces transformations, qui coïncidaient avec l’arrivée des Allemands à Dijon, on la ramenait subitement de Besançon à Chagny, parce qu’on craignait les incursions de l’ennemi sur la ligne de Lyon. Ce n’est pas tout : à Chagny, elle subissait une nouvelle métamorphose, elle devenait le 20e corps de l’armée française, — ce 20e corps que le gouvernement de Tours appelait en ce moment même sur la Loire, à Gien, pour coopérer à la réalisation de ses grandes conceptions stratégiques. Le gouvernement avait toutes ses pensées fixées sur la Loire, surtout après Coulmiers ; il avait ses raisons, je le veux. Il n’avait pas pris cette résolution sans en avoir « pesé les conséquences, » assure M. de Freycinet. Il croyait que la partie décisive devait s’engager autour d’Orléans, et qu’un succès préparé sur la Loire par de puissantes concentrations réagirait sur l’ensemble de nos affaires militaires, c’est possible ; seulement, avec ce 20e corps qui s’éloignait de Chagny l’est perdait d’un seul coup le peu qui lui restait de force organisée, d’armée active ; c’était une trentaine de mille hommes de moins devant les soldats de Werder, de sorte que pour le moment, en présence de l’invasion étrangère, la défense de ces régions allait se concentrer à Belfort, au camp de Garibaldi, qu’on ramenait à Autun pour couvrir le Morvan en menaçant Dijon, et, si l’on veut, au camp d’un jeune officier transformé en général, le capitaine Cremer, qu’on plaçait sur la ligne de Lyon pour tenir tête à l’ennemi en se concertant avec le vieux condottiere italien.

II.

Belfort est la sentinelle d’une des entrées de la France, la place maîtresse de la fameuse trouée qui s’ouvre entre les Vosges et le Jura, et, si les Allemands n’avaient pas encore tourné leurs efforts de ce côté, c’est qu’ils avaient toutes les autres entrées. Il fallait l’extension indéfinie que semblait prendre l’invasion ou une pensée préconçue de conquête pour que la forteresse des Vosges, placée assez loin de la ligne principale des opérations allemandes, en vînt, elle aussi, à subir un siège en règle. Elle avait certainement pour la défense française une importance exceptionnelle au point de vue militaire autant qu’au point de vue politique. Elle n’était pas seulement la gardienne de l’est, elle pouvait être un point d’appui pour toutes les opérations qu’on voudrait entreprendre ; la mettre à l’abri d’une catastrophe était une nécessité de prévoyance. On ne s’en était pas souvenu assez ou du moins on n’y avait pas songé avec assez de suite depuis quelques années. Il en était de Belfort comme de Metz, les travaux qui devaient doubler la force de la place se trouvaient encore inachevés ; mais enfin depuis deux mois on s’était mis à l’œuvre. Des officiers dévoués avaient mis toute leur activité à réunir des ouvriers, à pousser les travaux. Approvisionnemens, munitions, tout avait afflué, si bien qu’en fin de compte, au moment où commençait le siège, il y avait tous les élémens d’une longue et efficace résistance. Le commandement supérieur avait passé dans ces deux mois du général de Chargère au colonel d’artillerie Crouzat, récemment appelé à l’armée de l’est ; il restait définitivement au chef de bataillon du génie Denfert-Rochereau, qui venait d’être nommé lieutenant-colonel, gouverneur de Belfort. Le colonel Denfert était un officier distingué, connaissant bien la place confiée à son patriotisme, et qui a eu la fortune d’attacher son nom à la plus honorable défense. Il a eu malheureusement la singulière inspiration de se laisser attribuer une sorte de rôle ou de privilège d’invincibilité entre ses compagnons de guerre, de se croire l’inventeur de nouveaux « principes techniques et moraux » par lesquels il a expliqué ses succès. La vérité est qu’il ne montrait ni plus de zèle, ni plus d’habileté, ni plus de génie militaire que bien d’autres ; seulement il avait une place suffisamment forte, il s’y est enfermé et il a fait son devoir, — heureux certainement de n’avoir eu à se rendre que sur un ordre du gouvernement lui-même, après l’armistice, lorsqu’il n’y avait plus d’espoir. Voilà la vérité.

Le colonel Denfert du reste n’avait rien négligé pour se préparer aux événemens. La place de Belfort, située sur la petite rivière la Savoureuse, qui vient des Vosges, et sur le chemin de fer de Paris à Mulhouse, est entourée, outre la vieille enceinte de Vauban, d’un certain nombre d’ouvrages extérieurs plus modernes : à l’ouest, le fort des Barres, appuyé au bastion des faubourgs sur la rive droite de la Savoureuse, et complété un peu plus au midi par la redoute de Bellevue, — au sud-est, sur la rive gauche, les Hautes-Perches et les Basses-Perches, — au nord-est les forts de la Miotte et de la Justice reliés par une série d’escarpemens formant une sorte de camp retranché, tout cela sans compter le château qui domine la ville en étendant ses feux sur les environs. Plus loin sont des positions qui peuvent être utilisées pour la protection de la place : la forêt d’Arsot vers le nord, — au-delà des Barres-le-Mont, le massif du grand Salbert, au-delà des Perches les hauteurs boisées de Bosmont, le village de Danjoutin, qui est dans l’angle des chemins de fer de Mulhouse et de Besançon, sur la route d’Altkirch, — à l’est le village de Pérouse, le bois de la Perche. Le colonel Denfert n’entendait pas se renfermer dès le premier jour dans ses fortifications, il se proposait d’étendre son action aux positions avancées, de façon à disputer le terrain et à tenir le plus possible l’ennemi à distance. Pour défendre cet ensemble, il avait une garnison de 16,000 hommes, fort mêlée il est vrai, composée de deux ou trois bataillons d’infanterie de marche, puis de mobiles inexpérimentés venus un peu de toutes parts, du Haut-Rhin ou du Rhône, de la Haute-Saône ou de Saône-et-Loire et même de la Haute-Garonne. Il était secondé surtout par quelques officiers, les capitaines du génie Thiers, Brunetot, Degombert, le capitaine d’artillerie de La Laurencie, qui étaient, comme lui, attachés depuis quelque temps à la place, et qui la connaissaient comme lui. Il avait enfin un armement de 300 bouches à feu, un dépôt de munitions assez abondant, — jusqu’à des boulets du temps de Vauban, d’un médiocre usage aujourd’hui, il est vrai, — un approvisionnement considérable, de la farine et du riz pour plus de cent quatre-vingts jours, de la viande fraîche pour cent cinquante jours, sans parler de l’approvisionnement privé des habitans, qui avaient dû se munir pour quatre-vingt-dix jours. On n’était pas pris au dépourvu.

Le siège de Belfort commençait en réalité le 3 novembre, le jour où le général de Treskow, arrivant devant la place, se disposait à l’investir, et il commençait par une sorte de sommation assez étrange du chef prussien demandant au gouverneur de la ville si sa conscience ne lui permettrait pas de se rendre pour épargner à la population les horreurs d’un siège. Le colonel Denfert répondait naturellement au général de Treskow que le meilleur moyen d’épargner à la population les « horreurs d’un siège, » c’était que l’armée prussienne se retirât. À partir de ce moment, la lutte était engagée ; l’investissement, d’abord assez incomplet, se resserrait peu à peu. On aura beau dire, les Allemands, si je ne me trompe, n’ont pas essentiellement brillé par les sièges, quoiqu’ils en aient fait beaucoup. Le général de Treskow, il est vrai, ne pouvait marcher encore bien vite, n’ayant ni assez de forces ni un matériel d’attaque suffisant ; il marchait néanmoins, il se rapprochait par degrés et s’efforçait d’étreindre la place en rejetant la défense dans ses retranchemens. C’était la première étape du siège. Le colonel Denfert de son côté tenait tête à l’orage du mieux qu’il pouvait, et tirait le meilleur parti possible des ressources d’une situation critique. Il faisait des reconnaissances quelquefois heureuses, des sorties qui ne laissaient pas de fatiguer l’ennemi en lui infligeant des pertes sensibles. Tout ne lui était pas facile d’ailleurs, même avec les « principes techniques et moraux » par lesquels il a prétendu renouveler l’esprit militaire ; il avait, lui aussi, ses misères dans sa garnison, parmi ces jeunes soldats improvisés qui se démoralisaient aisément, qui se soumettaient avec peine aux travaux et aux souffrances de la vie de siège par le temps le plus dur. Une nuit où un incendie s’était allumé à la redoute de Bellevue, il fut impossible d’obtenir des mobiles un concours qui à la vérité commençait à devenir périlleux ; ils se couchèrent dans la neige, on n’en put rien tirer.

En définitive, si le colonel Denfert faisait ce qu’il pouvait avec ce qu’il avait à sa disposition, s’il ne cédait le terrain que pied à pied, il ne pouvait se promettre de rompre ou d’empêcher l’investissement. Il ne tardait pas à perdre successivement les positions qu’il avait occupées d’abord, le village de Bessoncourt, sur la route d’Altkirch, à l’autre extrémité le village de Cravanche, au pied du Grand-Salbert, le Mont, Essert, Bavilliers. Bientôt l’ennemi s’était assez rapproché pour commencer un bombardement qui allait durer deux mois. Je résume cette situation vers la mi-décembre, après plus de trente jours de siège. Les Prussiens ne semblaient pas encore avoir démêlé le point vulnérable de la place, ils n’avançaient que lentement, méthodiquement, mais ils avançaient ; déjà ils tenaient la ville sous leur canon. Belfort résistait sans fléchir sous le feu, sans se laisser ébranler, et cette défense solitaire dans un coin de la France commençait à émouvoir le pays. Rien n’était compromis encore, tout pouvait être sauvé, si la vaillante place de l’est était secourue ou dégagée par quelque diversion favorable.

D’où pouvait venir ce secours ? Il y avait Garibaldi, que M. de Freycinet appelle « le seul gardien de nos intérêts dans l’est » après le départ du 20e corps, qui était pour le moment à Autun avec son armée ou sa prétendue armée ; mais le vieux chef italien ne pouvait être d’aucun secours, et, à vrai dire, quel a été le rôle de Garibaldi dans cette malheureuse guerre, où il apparaissait dès le mois d’octobre comme un personnage fantastique de la mythologie révolutionnaire ? C’est assurément le plus bizarre épisode de cette poignante tragédie des destinées françaises en 1870. Chose curieuse, Garibaldi se trouvait jeté dans nos affaires sans l’avoir peut-être désiré bien vivement, sans avoir une passion décidée pour cette aventure nouvelle, quoiqu’il eût offert ses services au gouvernement de la défense nationale au lendemain du 4 septembre. Le gouvernement de Tours le comblait de flatteries et de caresses ; en réalité, il se serait bien passé d’un tel auxiliaire qu’on n’avait pas demandé, qui arrivait parce que les premiers venus étaient allés l’arracher de son île de la Méditerranée, et auquel on ne trouvait rien de mieux à offrir tout d’abord que le commandement de quelques centaines de volontaires italiens ramassés à Chambéry. Du coup, le vieux routier avait failli repartir pour Caprera ! Ce n’est plus ici la légende, c’est la vérité. Au fond, Garibaldi avait fait une offre d’ostentation ou de premier mouvement, il eût été secrètement charmé d’avoir fait sa manifestation et de n’être pas pris au mot ; le gouvernement français n’avait pas plus la passion de le voir arriver qu’il n’avait lui-même la passion de venir, et cependant il est venu, il a eu son rôle dans notre guerre, — et ce rôle n’a été le plus souvent qu’un bruyant hors-d’œuvre ou un embarras depuis le premier moment jusqu’au dernier.

Si Garibaldi eût été le hardi partisan d’autrefois, s’il avait pu se jeter dans les Vosges avec quelques milliers d’hommes résolus, sans traîner des états-majors, sans prétendre se donner une mission politique, en restant un soldat et en se bornant à déconcerter l’ennemi par une poursuite infatigable, c’eût été au mieux ; mais Garibaldi n’en était plus là. C’était un personnage et un personnage embarrassant par son âge et ses infirmités, par les passions et les fantaisies de radicalisme cosmopolite dont son nom était le symbole, par les prétentions et les fanatismes qui s’agitaient autour de lui, par l’originalité même de sa situation. D’abord il était vieux et cassé, il pouvait à peine se tenir en selle ; un jour de combat, il tombait sous son cheval faute de pouvoir le conduire. Dans sa chemise rouge et dans son manteau gris, il ressemblait à une apparition plus qu’à un général. Par les idées dont il se faisait le porte-drapeau, même en France, il froissait une partie de la population. Au moment où, nous Français, nous en étions à disputer les fragmens ensanglantés de notre patrie, il faisait des proclamations où il parlait de tout, de « l’Helvétie et de Guillaume Tell, de Grant et des États-Unis, de l’île de Cuba, des riches énervés par le sybaritisme, » et du « prêtre imposteur. » Enfin la première de toutes les difficultés avait été de lui créer une position. Le mettre sous les ordres d’un général français, on ne le pouvait pas, — un homme qui avait commandé « sur terre et sur mer » dans les deux mondes ! disait un de ses fidèles. Lui donner un commandement qui mettrait sous ses ordres nos officiers et nos soldats, on ne le voulait pas. On sentait que ce serait s’exposer à froisser l’armée, et que bien peu d’officiers voudraient passer sous la direction d’un étranger. M. Gambetta lui-même, dit-on, ne se cachait pas pour déclarer que jamais il ne mettrait une armée française, des généraux français sous les ordres de Garibaldi. On imaginait alors une combinaison assez bizarre, on faisait de Garibaldi un « commandant en chef des corps francs de la zone des Vosges ; » mais on se trompait encore. Les corps francs eux-mêmes ne voulaient pas servir sous le vieux condottiere. Tout le monde refusait ; M. Keller refusait, le capitaine Bourras refusait. Une « légion bretonne » commandée par M. Domalain saisissait la première occasion pour s’éloigner. Un bataillon de mobiles des Alpes-Maritimes manifestait lui-même sa répugnance à marcher avec les garibaldiens. C’était une situation étrange, équivoque, mal définie, et nécessairement l’armée que Garibaldi avait à organiser était l’image de cette situation, elle se ressentait de toutes ces ambiguïtés aussi bien que du caractère du principal personnage.

Ce n’était ni une armée régulière, ni un corps de partisans, ni une armée française, ni une légion étrangère. C’était le plus singulier assemblage de forces incohérentes. On comptait quelques bataillons de mobiles sacrifiés et peu satisfaits de leur rôle, de 2,000 à 3,000 volontaires italiens, — le vrai noyau garibaldien, — des Espagnols, des Égyptiens, des Grecs, des bataillons marseillais de « l’égalité, » une « guérilla d’Orient, » des éclaireurs, des francs-tireurs de tous les pays et de toutes les dénominations, depuis les « francs-tireurs de la mort » ou de la « revanche » jusqu’aux « enfans perdus de Paris. » Au total, cette masse confuse devait se composer de 15,000 ou 16,000 hommes distribués en quatre brigades, sous les ordres des deux fils de Garibaldi, Menotti et Ricciotti, du général polonais Bossak-Hauké, réfugié en Suisse depuis l’insurrection de 1863, et d’un gros personnage marseillais, ancien comptable transformé par la révolution du 4 septembre en préfet des Bouches-du-Rhône, puis en colonel de volontaires, M. Delpech. Le chef d’état-major de Garibaldi était un pharmacien d’Avignon, M. Bordone, qui, lui aussi, naturellement s’était fait colonel avant qu’on le fît général. Garibaldi lui-même, quand il n’était pas malade, donnait le ton et faisait des ordres du jour à sa manière, où il disait à ses miliciens : « Le noyau cosmopolite que la république française rallie dans son sein, composé d’hommes choisis dans l’élite des nations, représente l’avenir humanitaire, et sur la bannière de ce noble groupe vous pouvez lire l’empreinte d’un peuple libre qui sera bientôt le motto de la machine humaine : tous pour un, un pour tous, etc. »

Ainsi on parlait en face des Prussiens ! La vérité est que cette « élite des nations » ressemblait assez à une armée d’aventure bariolée et indisciplinée, faisant beaucoup de bruit et rendant peu de services, se conduisant souvent en pleine France envahie comme en pays conquis, et comptant dans ses rangs jusqu’à des femmes qui jouaient à l’officier, qui portaient « un galon de plus que leur favori. » Le galon et l’éclat des costumes en effet, c’était le signe distinctif de cette étrange armée. Les pauvres miliciens pouvaient souffrir ; ceux qui n’avaient pas la chemise rouge étaient surtout vus de mauvais œil et souvent négligés. L’état-major garibaldien était luxueux. On se plaignait de n’avoir pas de canons ; mais on avait de brillans uniformes, et on allait galamment à la guerre[2]. Au fond, si dans ce camp bizarre on avait le souci des Prussiens, on s’occupait de bien d’autres choses encore. On faisait la guerre au prêtre et à la réaction. On chassait les jésuites de Dôle, et on laissait saccager l’évêché d’Autun par des bandes indisciplinées et pillardes. Un jour, on arrêtait au milieu d’une cérémonie funèbre, en plein cimetière, un ancien ministre de l’empire, M. Pinard, accusé d’avoir distribué un journal bonapartiste, on l’expédiait à Lyon entre deux gendarmes, et lorsque le préfet de Lyon demandait qu’on lui fournît immédiatement les preuves et indices sur lesquels on lui avait envoyé le prisonnier, on lui répondait naïvement qu’on n’avait ni preuves ni indices. L’état-major de Garibaldi se donnait ainsi des distractions variées.

Les opérations d’une armée de ce genre ne pouvaient évidemment être bien décisives. Quelles étaient en effet ces opérations dans cette première période des affaires de l’est ? Garibaldi avait passé la fin d’octobre à Dôle, travaillant à organiser ses forces. Au 12 novembre, il était à Autun, où il avait la mission de couvrir le Morvan, les riches établissemens du Creusot, la route de Nevers, en tenant en respect l’invasion prussienne campée à Dijon, tandis que les grands combats allaient se livrer sur la Loire. Dans ces conditions, Garibaldi pouvait tout au plus se promettre d’inquiéter l’ennemi, de faire une guerre d’escarmouches et de surprises, en gardant son refuge d’Autun appuyé aux contre-forts du Morvan. Il allait, il est vrai, pouvoir être secondé par une force nouvelle qui commençait à paraître sur la route de Dijon à Lyon, dans le vide laissé par le départ du 20e corps ; à ce moment ou peu après, du 20 au 24 novembre, un jeune capitaine d’état-major qui s’était affranchi de la capitulation de Metz, et dont le gouvernement venait de faire un général, Cremer, arrivait à Chagny et à Beaune avec une brigade composée de deux légions mobilisées du Rhône, des mobiles de la Gironde commandés par M. de Carayon-Latour, et une batterie Armstrong, la seule qu’il y eût dans l’armée française. Cremer était général de brigade, en quelques jours il avait le grade de général de division et la direction exclusive des opérations sur ce point, après avoir supplanté le général Crevisier, sous les ordres duquel on l’avait mis. Un accord de Garibaldi et de Cremer pouvait permettre quelque entreprise contre les positions ennemies.

C’est ce qu’on méditait en effet. On ne désespérait pas d’enlever Dijon par une attaque convergente à l’ouest et à l’est. Garibaldi, pour masquer ses opérations et pour dérouter l’ennemi, lançait sur la ligne de Dijon à Paris, vers Montbard, son fils Ricciotti, qui accomplissait un brillant coup de main en allant jusqu’à Châtillon-sur-Seine surprendre un poste prussien qu’il détruisait ou qu’il faisait prisonnier ; pendant ce temps, le vieux chef se disposait à marcher lui-même par Arnay-le-Duc, Bligny et la vallée de l’Ouche. Avec un peu de chance, si Garibaldi n’était pas arrêté, si Cremer pouvait s’avancer par Nuits et Gevrey, on pouvait réussir, et de fait l’entreprise ne marchait pas mal au début. Le 24, le 25 novembre, Garibaldi avait plusieurs affaires assez heureuses à Pasques, à Prenois, si bien que le 26 au soir il était aux portes de Dijon. Que se passait-il alors ? Cremer avait-il mis trop de lenteur dans ses mouvemens ? Garibaldi se montrait-il trop impatient ? Toujours est-il que sans plus attendre, sans tenir compte du danger d’une attaque nocturne avec des soldats inexpérimentés, le vieux condottiere essayait d’entrer de vive force dans la ville. — « Allons-nous souper à Dijon ? » dit tranquillement le héros sûr de lui à son chef d’état-major. — Il n’allait pas souper à Dijon, il était au contraire violemment repoussé, et il n’avait plus qu’à se replier en toute hâte avec son armée débandée jusqu’à Autun, où il rentrait suivi de près par une brigade allemande lancée sur ses traces. Heureusement Autun était une position trop forte pour être enlevée par surprise, et les Allemands se voyaient obligés de se retirer après une canonnade inutile. Où était cependant Cremer ? Qu’était-il devenu ? Il avait paru à Gevrey, mais trop tard, et, Garibaldi une fois battu, il n’avait plus qu’à se replier, ayant lui-même à livrer deux jours après un combat assez vif pour reprendre possession de la ville de Nuits, un moment occupée par 2,000 Prussiens. Tout ce qu’il pouvait faire était d’aller jusqu’à Châteauneuf attendre sur sa ligne de retraite la brigade qui s’était montrée devant Autun et de lui infliger au passage des pertes assez sérieuses. Au demeurant, il n’y avait là qu’une série d’engagemens sans résultat ; c’était un imbroglio de quelques jours. Garibaldi s’enfermait à Autun pour un mois ; Cremer rentrait à Nuits. On échangeait des complimens ; mais autour da Garibaldi on restait persuadé que Cremer avait fait manquer l’affaire de Dijon.

Ce qui était plus grave et ce qui est en réalité un des épisodes les plus sérieux de cette période de la campagne, c’est la seconde bataille de Nuits, livrée peu après, le 18 décembre. Depuis les affaires de Dijon, d’Autun, de Châteauneuf, Werder, qui avait à couvrir le siège de Belfort et à surveiller la Saône, Langres, les communications avec Paris, Werder sentait que ces corps qu’il venait de rencontrer pouvaient se fortifier. Il démêlait autour de lui un mouvement croissant qui se manifestait sous plus d’une forme, et peut-être entrevoyait-il déjà quelque complication plus sérieuse. La présence de Cremer à une si petite distance, à Nuits, le gênait, et il se décidait à tenter une pointe rapide dans cette direction de Nuits et de Beaune. Il espérait, par un coup frappé avec à-propos et avec vigueur, se mettre en sûreté pour quelque temps et avoir toute liberté. C’était le général de Glumer qui, avec la division badoise, devait exécuter l’opération. Il partait de Dijon le 18 au matin avec deux colonnes, l’une, sous Degenfeld, suivant les montagnes à droite, prenant sa direction par Chambeuf, et ayant l’air de prendre Nuits à revers, l’autre s’avançant plus directement sur la gauche par Fenay et Saulon-la-Rue. Cremer, qui, dans une reconnaissance, avait aperçu les têtes de colonnes ennemies, prenait aussitôt et assez habilement ses dispositions sur la ligne du chemin de fer qui passe en avant de Nuits et sur les hauteurs de Chaux qui dominent la ville. Une lutte sanglante s’engageait bientôt et se prolongeait toute la journée au château de la Berchère, sur le chemin de fer, autour de Vosne. Elle était vigoureusement soutenue par notre petite armée, par la 1re légion du Rhône, à la tête de laquelle le colonel Celler se faisait tuer, par les mobiles de la Gironde que M. de Carayon-Latour conduisait au feu avec une chevaleresque intrépidité.

À qui restait l’avantage en définitive ? Il ne restait point évidemment aux Français, puisque le soir Cremer se voyait obligé de se retirer sur Beaune, peut-être parce qu’il n’avait plus de munitions, sans doute aussi parce qu’il craignait d’être coupé par la colonne de Degenfeld. La victoire restait, si l’on veut, aux Allemands, puisqu’ils entraient à Nuits ; mais cette victoire, ils l’avaient payée cher. Le prince Guillaume de Bade avait été gravement blessé devant ses troupes, celui qui l’avait remplacé, le colonel Renz, avait été tué. Les Allemands avaient perdu plus de 1,200 hommes, et dès le lendemain ils quittaient Nuits, ils reprenaient le chemin de Dijon, où ils rentraient, dit-on, assez tristes et assez démoralisés. Quelques jours auparavant, Garibaldi devant Dijon pouvait demander où était Cremer ; cette fois c’était Cremer qui pouvait demander ce que Garibaldi faisait pour lui. Garibaldi était à Autun, il dépêchait Menotti, et Menotti arrivait le lendemain à Beaune : il était trop tard ! Le fait est que, tout en écrivant à Cremer que ses opérations étaient « marquées au coin du génie, » Garibaldi ne s’entendait pas mieux avec lui qu’avec les autres généraux, et que Cremer de son côté n’aurait pas voulu plus que les autres généraux passer sous le commandement de Garibaldi. Le premier résultat de cette singulière incohérence avait été l’affaire de Dijon ; le second résultat était l’affaire de Nuits, qui avec quelques secours aurait pu être un succès, et qui ne pouvait être considérée que comme un combat soutenu avec honneur.

Ainsi, entre le 15 et le 20 décembre 1870, on en était là. Le siège de Belfort continuait, et cette résistance commençait à exciter un intérêt mêlé d’émotion. Garibaldi, renfermé à Autun, pouvait tout au plus se défendre en poussant quelques partis autour de lui. Cremer montrait à Nuits que seul il ne pouvait rien. L’invasion étrangère, maîtresse de l’est, pouvait d’un moment à l’autre s’étendre encore. C’est alors que naissait dans les conseils du gouvernement, transporté à Bordeaux, la pensée d’une grande diversion, d’une tentative suprême pour aller chercher dans l’est la délivrance de Paris, en commençant par la délivrance de cette région de la France elle-même, qui ne pouvait se délivrer toute seule.

III.

La faute n’était pas de songer à cette diversion, d’entreprendre une expédition véritable dans l’est. La faute ou le malheur était de réaliser cette idée trop tard et dans des conditions que les progrès mêmes de l’invasion aussi bien que les rigueurs d’un hiver exceptionnel rendaient plus difficiles. La faute était d’avoir perdu deux mois en efforts incohérens, en opérations décousues qui n’aboutissaient qu’à une déperdition de forces, à une résistance disséminée et impuissante. Ces deux mois qu’on pouvait se donner, puisqu’on n’ignorait point que Paris tiendrait plus longtemps, ces deux mois auraient pu assurément être mieux utilisés pour la défense de l’est et pour la défense du pays tout entier. Il suffisait de ne pas les perdre en agitations vaines, de savoir les employer avec un peu de sang-froid, sans trop de précipitation, à organiser, à concentrer les forces qui restaient à la France, et ces forces étaient encore immenses. Je ne parle plus des autres points où aurait pu s’accomplir cette œuvre de prévoyance active et d’ordre qui eût donné en quelques semaines au pays des armées nouvelles capables de reprendre sérieusement la lutte en combinant leur action : dans l’est, Besançon pouvait devenir le centre naturel de notre réorganisation militaire.

Précisons cette situation. L’essentiel était, non de faire une guerre d’illusions et de mirages, non de jeter de tous côtés des forces qui ne pouvaient arrêter l’ennemi, mais de masser, de concentrer ces forces sous Besançon, dans une sorte de camp retranché où les Prussiens ne seraient point allés les chercher. Par sa position, en effet, Besançon est le point central d’une ligne de défense facilement inattaquable. Au nord, la place est protégée par la chaîne du Lomont, couverte elle-même par le Doubs qui se replie de Pont-de-Roide à Baume-les-Dames en passant par Vougeaucourt, Montbéliard, Clerval, et en formant comme un triangle irrégulier. Il suffit de garder un peu fortement du côté de Montbéliard quelques passages qui conduisent aux plateaux, et par où l’on pourrait être tourné. Au sud Besançon a pour défense la vallée du Doubs, la vallée de la Loue, la forêt de Chaux, qui est dans l’angle des deux rivières, les escarpemens prolongés du Jura, Salins. En occupant ces positions, faciles à défendre, on tient en réalité Dôle, Mouchard, les points de jonction des chemins de fer qui vont vers Bourg, Lyon et le midi. C’est là, à l’abri de Besançon, que devaient être réunies des forces suffisantes, qui auraient pu être organisées, disciplinées, exercées, et qui seraient devenues rapidement la véritable armée de l’est, toujours menaçante d’abord pour l’invasion dans la vallée de la Saône, puis destinée à se jeter à l’heure voulue sur les communications allemandes. C’était là du reste, dès le premier moment, l’idée d’un officier distingué, le colonel de Bigot, chef d’état-major de la division, qui disait : « La position militaire de Besançon est admirable pour tenter une diversion dans l’est, changer le théâtre de la guerre et frapper un grand coup. Paris a assez de vivres pour résister jusqu’au mois de février, et Belfort tiendra encore trois mois. Mettant à profit ce délai, nous pourrions approvisionner largement la ville, achever les fortifications et établir autour de Besançon un vaste camp retranché pour y recevoir un grand nombre de troupes qu’on organiserait et disciplinerait. » Il s’agissait toujours dans ce plan d’une expédition de l’est, mais « sans qu’il fût besoin d’affaiblir les armées de la Loire. »

On n’en fit rien. Il fallait s’agiter, remuer des masses, avoir surtout l’air de « faire quelque chose. » Au lieu de coordonner les moyens d’action dont on pouvait disposer, on les confondait, on les déplaçait, et après avoir, au mois de novembre, rappelé de l’est le peu d’armée qu’il y avait, le 20e corps, en laissant Garibaldi « unique gardien de nos intérêts, » on se trouvait conduit en décembre à jeter dans l’est une partie de l’armée de la Loire, ce qu’on appelait désormais la « première armée de la Loire. » Cette armée promise à un si grand malheur, elle se composait des corps plus qu’à demi désorganisés qui s’étaient repliés vers le centre, vers Bourges, après les désastres d’Orléans aux premiers jours de décembre, et elle venait d’être mise sous les ordres d’un des chefs les plus populaires, le général Bourbaki, arrivé depuis peu sur la Loire.

Toujours jeune avec ses cinquante-six ans, esprit brillant et fin, cœur chaud et impétueux, caractère franc et résolu, Bourbaki était certes l’homme le mieux fait pour conduire une entreprise hardie dans des conditions moins contraires. Il avait été tout récemment le héros involontaire d’une histoire à demi romanesque. Dernier commandant de la garde impériale et enfermé avec elle à Metz, il était sorti de la citadelle lorraine vers la fin de septembre dans des circonstances assez mystérieuses, à la suite d’une visite faite au maréchal Bazaine par un personnage inconnu se disant accrédité par M. de Bismarck et envoyé par l’impératrice, qui aurait témoigné le désir de voir le maréchal Canrobert ou le général Bourbaki. Bourbaki, informé de cet incident, n’avait demandé aucune mission, il n’en avait réellement aucune ; il avait simplement accepté, le maréchal Canrobert ne pouvant partir, de se rendre en Angleterre, à la condition de pouvoir revenir, et il le croyait ainsi. Arrivé en Angleterre, il n’avait pas tardé à s’apercevoir qu’on avait été le jouet d’une fable imaginée par un aventurier. Il avait immédiatement repris la route de Metz, et, ne pouvant rentrer malgré la précaution qu’il avait prise de faire réclamer une autorisation du roi de Prusse par lord Granville, il était parti pour Tours. Tout avait été loyal, correct dans sa conduite. Il n’avait pas caché à l’impératrice que son épée appartenait avant tout à la France, il n’avait pas à cacher au gouvernement de Tours le caractère et les circonstances de sa démarche.

Il emportait seulement le regret de n’avoir pu aller partager le sort de ses soldats à Metz, et, chemin faisant, dans son voyage vers le centre de la France, il se sentait ému de la confusion qu’il voyait autour de lui, du désordre des troupes qu’il rencontrait. Aussi, lorsqu’à son arrivée à Tours il avait reçu l’offre des premiers commandemens de l’armée, il n’avait pas hésité à les décliner, « ne se sentant pas en mesure, disait-il, de réaliser ce que le public attendait de lui. » Il s’était borné à demander d’être envoyé dans le nord, où il espérait, s’il pouvait réunir quelques forces, se frayer un passage jusqu’à Verdun et peut-être communiquer avec l’armée de Metz. À défaut de succès de ce côté, il se proposait de se créer un noyau d’hommes disciplinés et résolus pour tenter quelque coup de main audacieux sur Beauvais, sur Compiègne, en pleines lignes allemandes, et déjà il se préparait à réaliser ce dessein, quand tout à coup le gouvernement, cédant à des criailleries d’agitateurs, à de vulgaires pressions de parti, le rappelait du nord par une sorte de révocation mal déguisée. On le destituait dans le nord, et le lendemain, avec cette étrange habitude de traiter les généraux en suspects tout en leur demandant de nouveaux services, le gouvernement donnait au général Bourbaki un commandement supérieur sur la Loire, bientôt même le commandement des 15e, 18e et 20e corps formant la première armée. Bourbaki était arrivé en pleine débâcle d’Orléans, et il ne pouvait se défendre d’une certaine tristesse en voyant cette incohérence de direction. Il acceptait sans confiance et se résignait sans illusion, doutant du succès, mais prêt à se mettre à l’œuvre, à prodiguer son dévoûment, et bien sûr de retrouver l’entraînante autorité de sa vaillante nature aux jours de combat.

Que voulait-on faire de ces soldats réunis sous le nom de première armée ? On ne le savait encore, et le général Bourbaki, comme les autres, était réduit à écrire au gouvernement : « Je vous demande de me faire connaître le plan général que vous avez adopté pour la défense nationale. » Une chose certaine, c’est qu’avant de songer à se servir de ces corps rejetés en désordre sur les routes du centre il fallait les rallier, les raffermir, les réorganiser. Tels qu’ils étaient, ils n’auraient pu même sans péril tenter cette diversion secourable que Chanzy demandait à Bourbaki, et que celui-ci ne se sentait en mesure d’essayer que quelques jours plus tard. La première nécessité était de refaire ces corps ; c’est à cela que se passaient les premières semaines de décembre. À ce moment encore du reste, dans les conseils officiels, on n’avait point évidemment abandonné l’idée de maintenir la première armée sur la Loire, de la pousser en avant sur Paris. On y avait si peu renoncé que le 17 décembre M. Gambetta, qui était à Bourges, écrivait au général Bourbaki pour le stimuler : « Songez quelle gloire ce serait pour vous d’arriver à Fontainebleau presque sans coup férir ! Je suis informé qu’il n’y a pas un Prussien dans Seine-et-Marne. Il faut donc profiter au plus vite de la situation de Fontainebleau. » Bourbaki ne croyait pas si facile d’arriver de cette façon foudroyante et sans coup férir à Fontainebleau ; mais il croyait pouvoir se porter d’abord sur Montargis et manœuvrer dans cette région en se servant des moindres cours d’eau, en se créant des lignes artificielles de stratégie. Une fois là, et la deuxième armée aidant, on aurait vu. C’était en somme une partie du plan que le général Chanzy proposait de son côté. Bourbaki se mettait en effet immédiatement en marche, et le 19 il avait atteint le petit village de Beaugy ; mais là tout changeait subitement, le projet de l’expédition de l’est faisait tout à coup son apparition, venait arrêter le mouvement commencé, et ce qu’il y a d’assez curieux, c’est que M. Gambetta, après avoir écrit comme il le faisait le 17 au général Bourbaki, écrivait dix jours après dans un sens tout opposé au général Chanzy en lui démontrant l’avantage d’une opération absolument différente. M. de Freycinet avait été, je crois, il s’en attribue du moins le mérite, le principal inspirateur de cette évolution soudaine dans la stratégie de la défense.

Ainsi c’est le 19 décembre que l’idée de l’expédition de l’est prenait une forme définitive, qu’elle devenait un projet arrêté, et en l’acceptant le général Bourbaki ne se dissimulait pas ce qu’avait de grave, de tardif au point de vue de la situation de Paris, de périlleux, une entreprise qui pouvait si aisément devenir une aventure ; mais il se laissait peut-être aller à croire que l’écart qui allait s’établir entre les deux armées de la Loire opérant à si grande distance mettrait le prince Frédéric-Charles dans l’embarras. Il ne soupçonnait pas que les Allemands pourraient tenir tête à cette complication nouvelle sans détacher un régiment de l’armée du prince Frédéric-Charles, prête à s’engager à fond contre Chanzy. De plus il s’efforçait d’avance de préciser le sens, la portée et les limites d’une opération à laquelle s’attachaient déjà d’étranges illusions. Il n’eut jamais, quant à lui, la pensée de ces prodigieuses péripéties dont on flattait bientôt l’imagination publique, de ces irruptions foudroyantes sur les lignes allemandes, que sais-je encore ? peut-être d’une marche en pleine Allemagne. Ce qui lui semblait possible et réalisable, c’était de forcer d’abord l’ennemi à quitter les contrées envahies de l’est, Dijon, Gray, Vesoul, la Saône, de manœuvrer de façon à faire lever le siège de Belfort, et, cela obtenu, on pourrait aller tenter la fortune des armes du côté de Langres.

Même ramenée à ces termes, l’expédition offrait toujours assurément de sérieuses difficultés. Pour l’accomplir, Bourbaki allait avoir à sa disposition le 18e et le 20e corps qu’il emmenait avec lui, un 24e corps qui venait de s’organiser à Lyon sous le général de Bressolles, plus la division Cremer, qui, pendant ces délibérations mêmes, livrait la bataille de Nuits, et une réserve sous les ordres d’un officier de marine distingué, M. Pallu de la Barrière. Le 15e corps, appelé quelques jours plus tard seulement dans l’est, restait provisoirement autour de Bourges et de Nevers. Cette armée était considérable sans doute, elle l’était surtout en apparence ; elle ne comptait pas cependant les 150,000 hommes qu’on lui a libéralement attribués si souvent. En réalité, à son arrivée dans l’est, Bourbaki avait 101,000 hommes, et dans le nombre il y avait bien 35,000 bons soldats capables de faire une campagne sérieuse. Le reste n’avait ni habitude de la guerre, ni cohésion, ni discipline. C’était là justement ce qui préoccupait Bourbaki dans ces cruelles heures, ce qui le remplissait de perplexités jusqu’à la dernière minute. On raconte qu’au moment où se tenait le conseil décisif et où Bourbaki semblait hésiter encore avant de se lancer dans une telle affaire, on vit entrer tout à coup le général Clinchant, qui était, lui aussi, un prisonnier de Metz échappé de la captivité, et qui venait prendre le commandement du 20e corps. « Tenez, aurait dit Bourbaki, voilà Clinchant, je le connais ; s’il pense que nous pouvons marcher, je me fie à lui, j’accepte. » Le général Clinchant qui arrivait plein d’ardeur, impatient d’action, n’hésitait pas à se prononcer pour l’entreprise, à combattre les derniers doutes du commandant en chef. — « Eh bien ! aurait répondu Bourbaki, tout est dit, c’est entendu, marchons ! »

On était donc décidé, et, quoique tardive, quoique difficile, l’expédition de l’est pouvait réussir. Le succès dépendait, à vrai dire, de ce qu’on ferait pour préparer et assurer l’exécution du plan qu’on avait conçu. On entrait dans une voie où il fallait tout prévoir, même l’imprévu, à plus forte raison ce qu’il était si facile de pressentir, les difficultés d’approvisionnement, la possibilité d’une diversion de l’ennemi venant par l’ouest au secours de Werder, rejeté vers les Vosges. Bourbaki n’était pas assez inexpérimenté pour se jeter à l’aventure sans avoir pesé ses chances et calculé ce qui pouvait arriver, sans s’être prémuni contre tout ce qui pouvait interrompre, compliquer ou menacer ses opérations, une fois qu’il serait en pleine marche. Il avait d’abord insisté auprès du gouvernement sur deux points. Il avait demandé qu’on assurât par tous les moyens des vivres à son armée et qu’on accumulât les approvisionnemens dans Besançon, qui deviendrait ainsi pour lui une place de ravitaillement et au besoin de refuge. Il avait demandé encore et surtout d’être protégé sur son aile gauche et sur ses derrières contre toute tentative des Allemands par l’ouest, lorsqu’il s’avancerait sur Belfort, après avoir dégagé Dijon et la Saône. Le gouvernement avait tout promis : il avait assuré que la place de Besançon serait comblée d’approvisionnemens, et quant aux Allemands venant de l’ouest, ils seraient surveillés, neutralisés par une force considérable de mobilisés. On ne parlait d’abord de rien moins que de 200,000 hommes. C’était beaucoup plus qu’on n’en pouvait réunir ; il n’en aurait pas fallu la moitié, dans des positions un peu habilement choisies, pour embarrasser ou ralentir l’ennemi, ne fût-ce que pendant quelques jours. De plus Garibaldi serait envoyé à Dijon avec son armée fortifiée pour arrêter les Allemands au passage, s’ils se présentaient, ou pour courir sur eux. Ici seulement commençait à éclater le vice de cette situation. Bourbaki, le chef principal de l’expédition, avait sûrement besoin d’être garanti dans sa marche, il avait un intérêt de premier ordre à savoir ce qui se passait sur son flanc et sur ses derrières, et il ne disposait pas des forces qui étaient censées concourir à ses opérations. Bourbaki n’avait peut-être pas plus envie de commander à Garibaldi que Garibaldi ne se souciait d’être commandé par Bourbaki. Il n’y avait même aucun rapport régulier et suivi entre les deux camps. C’était toujours la même histoire. Le gouvernement restait le grand moteur lointain de ces forces diverses, de sorte que Bourbaki, moins protégé qu’il ne le croyait peut-être, se trouvait exposé à devenir la victime de la plus désastreuse incohérence de conseils et de direction ; mais c’était là encore l’affaire de l’avenir. Pour le moment, il y avait deux conditions premières et essentielles de succès.

Ces deux conditions étaient le secret et la rapidité des mouvemens. Il est de toute évidence qu’il y avait un suprême intérêt à ne rien laisser pénétrer de ce qu’on allait faire, à se dérober aux Allemands et à les tromper, ne fût-ce que pendant quelques jours, de telle façon qu’ils ne pussent s’apercevoir de la grande conversion vers l’est que lorsqu’on serait déjà sur le terrain, à l’heure de l’action. Ce n’était pas facile, j’en conviens ; on pouvait du moins éviter de jeter son secret à tous les vents, et les chemins de fer, en offrant des moyens de célérité, pouvaient aider à utiliser énergiquement les quelques jours pendant lesquels on prolongerait les incertitudes de l’ennemi. Malheureusement c’est ici que les déceptions se succédaient. Le secret ! il était vraiment bien gardé ! il courait partout. Les journaux ébruitaient le mouvement avant qu’il fût commencé. Dans toute la Franche-Comté, dans toute la Bourgogne, on ne parlait que de la grande expédition qui allait délivrer Belfort. Autour du gouvernement, on ne gardait aucune discrétion, tout était livré aux commérages. Le chef d’état-major de Garibaldi restait lui-même un jour scandalisé de s’entendre interpeller sur le seuil du ministère, à Bordeaux, par un des familiers de la maison, membre d’un « comité scientifique de la guerre, » qui lui disait tout haut devant cinquante personnes inconnues : « Eh bien ! vous allez dans l’est, on va jouer la grande partie ! » Un bruyant voyage de M. Gambetta à Lyon en ce moment achevait de donner l’éveil. Si les Allemands s’étaient mépris, ils auraient été bien simples. Dès le 25 décembre, l’état-major de Versailles recevait l’avis que les troupes françaises, réunies autour de Nevers et de Bourges, venaient d’être expédiées par chemin de fer vers Chalon-sur-Saône. Le général de Werder, de son côté, savait au même instant que depuis quelques jours les transports militaires se succédaient sur la ligne de Lyon à Besançon, que « quelque chose d’extraordinaire se préparait. »

Restait la rapidité des mouvemens, qui jusqu’à un certain point aurait pu compenser les inconvéniens de ces divulgations étourdies en accélérant l’entrée en campagne. La rapidité manquait comme tout le reste, plus que tout le reste. Je sais bien que, par une fatalité de plus dans cette accumulation d’imprévoyances qui avait signalé le commencement de la guerre, l’organisation des chemins de fer français, dans leur application aux services militaires, était d’une désolante infériorité vis-à-vis de l’organisation allemande. Ici cependant, les hommes du cabinet de Bordeaux se trouvaient dans leur sphère. M. de Freycinet était un ingénieur connaissant son métier ; M. de Serre, ce jeune Polonais qui allait jouer je ne sais quel personnage dans l’est, était, lui aussi, ingénieur, et venait de quitter les chemins de fer autrichiens. C’était le cas, pour des hommes d’administration et d’expérience technique, de déployer leur activité là où ils pouvaient rendre de vrais services. Ils n’avaient qu’à s’emparer, à se servir de ce puissant instrument des chemins de fer, et ils auraient travaillé ainsi d’une façon bien plus efficace au succès de la campagne en assurant les mouvemens et les approvisionnemens de l’armée. Non, c’était trop médiocre, à ce qu’il paraît ; on avait la fureur de se mêler de stratégie lorsqu’on n’en savait pas le premier mot, et là où on aurait pu avoir quelque compétence, on ne faisait pas ce qu’on aurait pu faire. On multipliait les ordres sans doute ; mais ces ordres étaient mal compris, mal obéis, faute d’une certaine unité de direction. Les chefs militaires se plaignaient de la lenteur, de la confusion des embarquemens ; les compagnies, qui avaient plus de mille wagons à expédier, se plaignaient qu’on ne leur laissât pas le temps de réunir cet immense matériel, qu’on encombrât leurs voies par imprévoyance, par ce qu’un habile ingénieur, M. Jacqmin, appelle des « mesures erronées ou incomplètes. » Au départ des 18e et 20e corps, dit M. de Freycinet, « l’entente s’est mal établie entre l’état-major de l’armée et les compagnies des chemins de fer… » Par qui donc cette entente aurait-elle dû être établie et maintenue, si ce n’est par l’administration de la guerre elle-même, intervenant pour imprimer l’unité d’action, pour régulariser ces grands transports ? C’est ce qu’on ne faisait pas, et le résultat était inévitable.

Au 19 décembre, l’expédition était décidée. Le 20, les premiers ordres de mouvement étaient donnés pour le lendemain. Le 18e et le 20e corps devaient partir de Bourges, de Nevers, de Saincaize et de La Charité pour Chalon-sur-Saône et Chagny. De Bourges à Châlon, il y avait 248 kilomètres ; de Saincaize à Chagny, il y avait 173 kilomètres. On mit huit jours pour accomplir le mouvement ! C’était bien pire peu après lorsqu’il fallut mettre en route le 15e corps. Le gouvernement évaluait à 32,000 hommes les troupes qu’on devait embarquer ; il y avait plus de 40,000 hommes. Le ministère donnait quarante-huit heures à la compagnie pour exécuter l’opération ; on mit douze jours, traînant tout le long de la ligne sur les voies encombrées. À chaque instant, les trains étaient obligés de s’arrêter, ne pouvant plus avancer. Des détachemens de troupes restaient sur place trente et quarante heures de suite, quelques-uns même trois jours, sans pouvoir descendre, par 12 et 15 degrés de froid, par la neige la plus abondante. Les chevaux mouraient, les hommes finissaient par n’avoir plus de vivres, et ne pouvaient s’en procurer. Tout marchait ainsi, de sorte que les chemins de fer, au lieu d’être un moyen d’accélération, devenaient une complication de plus faute d’être employés avec prévoyance. La lenteur et la confusion des transports militaires préparaient le désordre, plus redoutable encore, du service des approvisionnemens, et même avant d’être entrée en campagne l’armée avait à passer par les plus énervantes épreuves, par toutes les misères d’un voyage meurtrier pour la santé aussi bien que pour le moral des troupes. Un temps précieux avait été perdu, on finissait néanmoins par sortir de ce chaos.

IV.

Voici donc cette armée qui, après avoir quitté Bourges et Nevers le 21 décembre, commence à montrer ses têtes de colonnes dans l’est le 26, et n’est guère réunie un peu au complet avant le 29. Le 18e corps, sous le général Billot, est à Chagny ; le 20e corps de Clinchant est à Châlon-sur-Saône avec la réserve Pallu de la Barrière ; à Beaune se trouve Cremer, qui ne demanderait pas mieux que de rester indépendant, mais dont la division va former l’aile gauche de l’armée dans sa marche vers Belfort. Le 24e corps a été envoyé directement de Lyon sur Besançon ; le 15e corps, laissé momentanément à Bourges, ne rejoindra que quelques jours plus tard. Le général Bourbaki arrive avec son armée, prêt à donner le signal des opérations. Les Allemands, prompts à s’éclairer, n’avaient pas tardé à se préoccuper de tout ce qu’ils entrevoyaient, et leur première pensée avait été, dès le 28, de ne pas rester en l’air à Dijon, de se replier sur Gray, sur la ligne de la Saône, pour garder leurs communications avec les Vosges, pour se tenir en mesure de faire face aux événemens. Chose curieuse ; c’était aussitôt à qui se disputerait le mérite d’avoir forcé les Allemands à se retirer. Garibaldi, qui occupait quelques points entre Autun et Dijon, ne pouvait pas croire qu’un tel résultat ne fût pas dû à sa savante stratégie ; Cremer ne restait pas moins persuadé que l’honneur lui en revenait. Ni l’un ni l’autre n’y étaient pour rien. Cremer n’entrait à Dijon que le 31 décembre, trois jours après le départ des Prussiens, Garibaldi ne devait y arriver que le 7 janvier 1871. La présence seule de l’armée de l’est à Chagny et à Châlon avait suffi évidemment à provoquer cette retraite, qui n’était après tout qu’un mouvement de concentration de l’ennemi. C’était la première conséquence de la campagne qui s’ouvrait, qui ne s’engageait sérieusement que le 31 décembre et le 1er janvier par la marche du 20e corps sur Dôle et du 18e corps sur Auxonne. La marche de Cremer sur Dijon rentrait aussi dans cet ordre d’opérations.

Déjà cependant on commençait à s’impatienter à Bordeaux, on trouvait que tout marchait avec une lenteur désespérante. Que se passait-il donc ? On ne comprenait rien à cette « quasi-immobilité. » Bourbaki était à peine arrivé sur le terrain, la campagne s’ouvrait à peine, que les chefs du cabinet militaire de Bordeaux, oubliant qu’ils n’étaient point étrangers à ces lenteurs dont ils faisaient un crime aux autres, et retrouvant toute la verve de leur génie stratégique, se remettaient à jouer ce jeu de grands directeurs de la guerre qui avait si bien réussi sur la Loire ! Ils ne cessaient d’assaillir le général en chef d’objurgations, d’instructions méticuleuses, d’ordres, de contre-ordres où perçaient la prétention ignorante et une défiance presque injurieuse. Ils avaient de l’organisation militaire et de la discipline une telle idée qu’ils se faisaient adresser des rapports directs par des commandans de corps d’armée, notamment par le général Billot, qui rendait compte au ministre de l’opération la plus simple sans passer par intermédiaire de son chef. On semblait laisser une certaine liberté au commandant supérieur, on ne lui en laissait aucune, — ou cette liberté qu’on avait l’air de lui abandonner en principe, on la lui retirait en détail. On s’efforçait de le lier de toute façon, et au moment où l’initiative du chef militaire aurait dû s’exercer dans toute sa plénitude, sans autre limite et sans autre sanction que sa responsabilité, on lui écrivait gravement de Bordeaux : « Je désire qu’il soit bien entendu qu’aucune décision ne doit être prise avant de m’avoir été soumise… Il faut, ainsi que je vous l’ai demandé, que vous m’indiquiez chaque soir, aussitôt que la marche de la journée est terminée, les positions exactes des différens corps placés sous vos ordres, ainsi que vos projets pour le lendemain… » Mouvemens, plan d’opérations, détails, on veut tout savoir, tout conduire. « Il nous faut plus que jamais coordonner nos mouvemens, avoir de la suite, ne jamais marcher à l’aventure, mais savoir à toute heure où nous en sommes et ce que nous voulons… »

Bref, on prodiguait les leçons et on prenait ses précautions. On avait mieux fait du reste ; on avait placé auprès du général en chef une sorte d’ad latus ou de « commissaire extraordinaire, » ou de tribun militaire, je ne sais trop de quel nom le nommer. Quel était le rôle de M. de Serre à l’armée de l’est ? On ne l’a jamais bien su. En apparence, il n’avait aucune autorité sérieuse ; en réalité, il se mêlait de bien des choses, il suivait le général, à qui il servait souvent d’intermédiaire, et une certaine opinion faisait de lui un personnage. On disait tout bas qu’il arrivait avec de pleins pouvoirs, qu’il avait dans son portefeuille la révocation de Bourbaki, que le commandement supérieur était destiné à Billot. On ne voyait pas qu’avec ce système on énervait d’avance toute direction, on excitait toutes ces défiances et ces rivalités qui sont le fléau d’une armée. Quant au général en chef, qu’on plaçait dans des conditions si étranges, il sentait indubitablement la position qu’on lui créait. Il ne se faisait illusion ni sur le degré de confiance qu’on lui témoignait, ni sur la valeur de ceux qui prétendaient tout conduire, ni sur les difficultés qui l’entouraient, qu’on semblait se faire un jeu d’aggraver, comme si elles n’étaient pas assez sérieuses. S’il restait à son poste, c’est qu’il croyait que c’était son devoir au moment de l’action et du péril. Il contenait ses susceptibilités, il accueillait sans amertume le nouveau compagnon qu’on lui donnait, M. de Serre, et après s’être vu entouré dans le nord d’espionnages ridicules, il se disait qu’il valait mieux avoir dans son camp, à ses côtés, un jeune homme qui ne manquait d’ailleurs ni d’intelligence, ni d’activité, ni de bonne grâce, qui somme toute ne mettait bientôt dans ses relations qu’une attentive et courtoise déférence. Certainement c’était assez puéril de rappeler à un chef d’armée qu’il fallait « avoir de la suite » et se hâter. Bourbaki le savait bien, et s’il ne marchait pas avec plus de rapidité, s’il n’entrait décidément en action que « quinze jours après le départ de Bourges, » selon la remarque de M. de Freycinet, c’est qu’on ne lui avait pas préparé les moyens d’aller plus vite ; c’est que dès la première étape, à Dôle, on se trouvait réduit à s’avouer que les vivres manquaient, qu’on avait « de l’avoine pour un jour et demi, » qu’on allait être « arrêté, faute de nourriture, » dans un pays désolé par l’invasion, qui n’offrait plus les ressources nécessaires. Le plan du général Bourbaki semblait du reste assez simple et conforme à la nature de ses troupes, encore peu aguerries, aussi bien qu’à sa situation, qui l’obligeait à se tenir rapproché du chemin de fer de Besançon, dont il avait besoin pour vivre. Ce plan consistait à s’avancer par la vallée de l’Ognon, entre la Saône et le Doubs, à manœuvrer sur le flanc de l’ennemi de façon à le faire reculer en menaçant sa retraite et en marchant sur Belfort, où il y aurait sans doute à livrer une bataille décisive.

C’était le plan qu’on exécutait en se portant d’abord de Chagny et de Châlon à Auxonne et à Dôle, puis le 4 ou le 5 janvier à Pesmes et à Marnay sur l’Ognon, puis enfin à Villersexel, position d’une certaine importance comme point d’intersection des routes de Vesoul à Montbéliard, de Lure à Besançon. On forçait ainsi l’ennemi à se retirer successivement de Dijon, de Gray, même de Vesoul. Si le général Bourbaki marchait sans le savoir à une terrible aventure, ce n’était point à coup sûr parce qu’il n’avait pas calculé ses mouvemens ; il agissait si peu à la légère que le 8 janvier, arrivé à Montbozon, il pouvait adresser à Chanzy une dépêche où il précisait avec une parfaite netteté ce qu’il s’était proposé de faire et ce qui se passerait sans doute le lendemain. « J’ai quitté Bourges, disait-il, pour faire évacuer Dijon, Gray, Vesoul et lever le siège de Belfort. Les garnisons de ces deux premières villes, menacées de se voir couper leur retraite, se sont retirées sans combat. Je continue l’exécution de mon programme… Il peut se faire que notre première rencontre sérieuse ait lieu à Villersexel… » C’est là en effet qu’allait éclater le premier choc. Le général de Werder, qui avait été obligé de se replier jusqu’à Vesoul, et qui ne laissait pas que de se sentir en péril, Werder croyait nécessaire de tenter un effort, ne fût-ce que pour troubler la marche de cette armée qui s’avançait, et le 9 janvier, avec la division Schmeling et des forces de la division badoise, il se portait sur Bourbaki, contre lequel il allait se heurter à Villersexel même.

Occupé par les Allemands, repris par les Français, toujours disputé avec fureur, le malheureux village était, de neuf heures du matin à sept heures du soir, le théâtre d’une lutte sanglante qui finissait par se concentrer au château. Un moment dans la journée, nos bataillons avaient semblé faiblir, et il n’avait fallu rien moins que l’arrivée de Bourbaki lui-même sur le terrain pour rallier ces jeunes troupes électrisées tout à coup par ce brillant courage, par l’impétueux capitaine qui se portait au feu en s’écriant d’un accent vibrant : « À moi l’infanterie ! Est-ce que l’infanterie française ne sait plus charger ? » Chefs et soldats, tout cédait aussitôt à cette inspiration guerrière, à cet éclat de commandement ; on revenait au combat, et Villersexel restait définitivement en notre possession. La lutte avait été meurtrière, plus meurtrière qu’on ne l’avouait au camp de Werder. C’était évidemment un succès enlevé avec vigueur par nos soldats, surtout par leur chef ; mais en même temps ce succès entraînait une perte de près de quarante-huit heures très profitable à Werder, qui, en étant battu, avait du moins obtenu l’avantage de troubler la marche de l’armée de l’est et de gagner un peu de temps pour se replier sur des positions habilement choisies où il allait nous attendre. Le 13 janvier, on était encore arrêté autour d’Arcey ; on se battait de nouveau assez vivement. Le 14 au soir enfin, on allait coucher sur les hauteurs de la rive droite de la Lisaine, faisant face aux collines de la rive gauche, qui protègent les approches de Belfort, et où les Allemands arrivaient de leur côté.

Pourquoi le général Bourbaki, au lieu d’aborder de front avec toutes ses forces les positions redoutables qui couvrent la Lisaine, ne s’était-il pas porté, comme il en avait été question, sur Vesoul et Lure, de façon à tourner Belfort ? Il avait peut-être une raison assez grave : c’est que le chemin de fer de Gray à Vesoul n’était point encore rétabli, et ne pouvait servir à nourrir une armée entière, c’est que tous les approvisionnemens étaient accumulés sur le Doubs, à Clerval, dernière station où l’on pouvait arriver par le chemin de fer venant de Besançon. Même en se tenant à proximité de Clerval, on avait la plus grande peine à vivre, tant les transports étaient devenus difficiles. Les chevaux s’abattaient sur le verglas qui couvrait les chemins, un accident survenu à un attelage suspendait la marche de tout un convoi. Si l’on s’était porté un peu loin de la ligne de ravitaillement, on se trouvait exposé à mourir de faim ; des partis de uhlans lancés à propos pouvaient ajouter au trouble des communications. Pourquoi du moins le général Bourbaki ne se pressait-il pas davantage et ne gagnait-il pas les Allemands de vitesse sur la Lisaine ? Un peu sans doute pour cette même raison des approvisionnemens. Sur toute la route, on avait été arrêté par la difficulté de suffire aux besoins de l’armée. À Villersexel, on n’avait perdu près de deux jours que pour attendre des vivres. Les Allemands ne s’y étaient pas trompés, ils s’expliquaient bien mieux que les Français la lenteur de la marche de Bourbaki, et ils en profitaient naturellement. « …Quant à être devancé par Bourbaki devant Belfort, dit le major Blume, c’était un cas dont il était à peine nécessaire de se préoccuper. Les nombreux prisonniers faits dans ces dernières rencontres étaient si mal nourris, si pauvrement équipés, qu’on n’avait pas à redouter d’un tel adversaire des mouvemens rapides de masses très concentrées, surtout dans cette saison, où le froid sévissait avec une grande rigueur… » Et c’est ainsi que Bourbaki, après avoir été conduit par les circonstances à se diriger sur la Lisaine, ne pouvait y arriver que le 14 janvier au soir. On était désormais en présence. Le nœud de la situation allait être tranché dans un choc décisif. Cette nuit du 14 au 15 janvier, nuit froide, glaciale, — il y eut jusqu’à 15 degrés Réaumur, — c’était la veillée des armes précédant une bataille de trois jours, cet ensemble d’engagemens qui a gardé le nom de bataille d’Héricourt.

Les deux armées n’étaient séparées que par la vallée assez étroite où coule le torrent de la Lisaine, descendant des Vosges pour aller se perdre vers Montbéliard dans l’Allaine, qui à son tour va se jeter dans le Doubs. Sur la rive gauche, les Allemands occupaient une série de positions habilement liées, protégées d’abord par la Lisaine, échelonnées de Montbéliard à Chagey, à Chennebier, jusqu’à Frahier sur la route de Lure à Belfort. C’était une ligne de 12 ou 15 kilomètres dont Héricourt représentait à peu près le centre. Le général de Werder avait au moins 45,000 hommes pour défendre ces positions, assez rapprochées de Belfort pour qu’il y eût un échange permanent de secours entre l’armée d’opérations et le corps d’investissement, pour qu’on pût même détacher momentanément une partie de l’artillerie de siège, qu’on employait à fortifier les points principaux de la ligne de défense. Les Allemands n’avaient pas perdu ces derniers jours. Malgré tout, Werder livré à lui-même, ne pouvant compter encore sur les secours qu’on lui promettait, Werder n’était pas sans inquiétude, si bien que le 14 au soir encore il demandait par le télégraphe à Versailles s’il devait accepter le combat devant Belfort. On lui répondait aussitôt d’attendre l’attaque, de tenir ferme dans les fortes positions qu’il occupait, qu’il serait bientôt secouru. Werder ne reçut cet ordre que lorsqu’il était déjà engagé. L’eût-il voulu du reste, il ne pouvait guère éviter le choc ; l’armée française qu’il avait devant lui ne pouvait en effet rester inactive. Cette armée était sur la rive droite de la Lisaine, occupant, elle aussi, de bonnes positions, mais n’ayant pas seulement à s’y défendre, ayant au contraire à enlever celles de l’ennemi. — Le 24e corps et la partie du 15e corps qui arrivait se rapprochaient de Montbéliard sur la droite. Bourbaki lui-même était avec le 20e corps de Clinchant en face d’Héricourt au centre. Sur la gauche, Billot avec le 18e corps avait sa direction vers Chagey. Un peu plus loin, à l’extrême gauche, Cremer, venant directement, de Dijon, débouchait avec sa division par Lure. Dans la nuit, tous les chefs de corps avaient reçu leurs ordres de combat.

Dès la matinée du 15, le canon retentissait de toutes parts dans l’atmosphère glacée et allait réveiller les espérances des assiégés de Belfort. L’action, engagée sur toute la ligne, se prolongeait jusqu’au soir. Sur la droite, une partie du 15e corps était chargée de chasser l’ennemi de Montbéliard, de prendre possession de la ville, et on y parvenait sans un trop violent effort ; seulement on était dans la ville, ou n’avait pas la citadelle, où les Allemands avaient pu s’établir et se retrancher par suite d’une incurie de l’administration impériale qu’on n’avait pas eu l’idée ou le temps de réparer[3]. Sur le reste de la ligne, de Montbéliard à Héricourt, des forces du 20e et du 24e corps engageaient une lutte des plus vives, cherchant à entamer directement les positions prussiennes ; mais on avait devant soi deux obstacles des plus sérieux qui rendaient le succès difficile, la Lisaine d’abord, puis le remblai du chemin de fer, et dans la pensée du général en chef, qui se chargeait avec Clinchant de soutenir la bataille sur ce point, la véritable attaque n’était pas là.

L’attaque sérieuse qui pouvait décider du sort de la journée et peut-être de la campagne était sur la gauche ; elle avait été confiée à Billot et à Cremer, qui semblaient toujours fort impatiens de se montrer. À eux seuls, ils avaient 40,000 hommes sur un effectif total d’un peu plus de 100,000 hommes, et 98 pièces d’artillerie sur 240 dont disposait l’armée. Ils avaient la mission d’exécuter un mouvement par lequel on espérait déborder la droite de l’ennemi. Ils devaient partir à sept heures du matin de Beverne, qui n’est qu’à 7 kilomètres de la Lisaine, et se porter sur les positions prussiennes de Chenebier, d’Étobon, de Chagey. Malheureusement, soit que les chemins fussent peu praticables, et ils étaient en effet couverts de glace et de neige, — soit qu’il y eût de la confusion dans la marche des troupes, et la division Cremer fut, il est vrai, obligée d’attendre trois heures pour laisser passer une division du 18e corps, — soit qu’on eût de l’humeur contre un mouvement qui n’était pas celui qu’on avait imaginé, l’affaire commençait péniblement. On arrivait assez tard l’après-midi devant les positions qu’on devait enlever, et déjà la nuit tombait sans qu’il y eût des résultats sérieux. L’issue de la journée restait des plus incertaines ; on n’avait pas entamé l’ennemi.

Le 16, la lutte se renouvelait plus vive et plus acharnée que la veille. Les tentatives les plus énergiques pour rompre les lignes prussiennes entre Héricourt et Montbéliard échouaient encore une fois. Sur la gauche, on était plus heureux ; la division Cremer livrait un sanglant combat qui la laissait maîtresse de Chenebier. Ce n’était pas sans importance, puisque Werder écrivait le soir : « Le général Degenfeld, devant des masses supérieures, a dû céder la position de Chenebier ; je risquerai tout pour réoccuper Chenebier. » C’était donc un succès, mais un succès qui n’avait encore rien de décisif, qu’il fallait disputer avant d’aller plus loin. Le 17, le combat, à peine interrompu pendant la nuit, recommençait encore. On se battait, on se maintenait, on ne pouvait avancer. Une chose assez énigmatique et que les Allemands ont même remarquée comme « un fait extraordinaire, » c’est le rôle de la garnison de Belfort pendant ces trois jours. Dans la ville assiégée, on suivait avec anxiété les progrès de la canonnade, les péripéties de ce conflit, qu’on pouvait presque distinguer du haut de la forteresse. Si on essaya quelques démonstrations contre les lignes d’investissement, il est clair qu’il n’y eut aucune tentative bien sérieuse pour « appuyer par une sortie l’attaque de Bourbaki, » et le major Blume explique le fait en supposant qu’à ce moment « l’énergie morale de la garnison était déjà fortement ébranlée. » Peut-être en effet le colonel Denfert se trouvait-il hors d’état d’engager une action qu’il eût évidemment tentée, s’il l’avait pu.

Toujours est-il qu’on n’avait pas réussi, qu’on était réduit à rester sur place sans pouvoir avancer, sans pouvoir entamer les lignes prussiennes, et que cette lutte prolongée, sanglante, à peu près négative, avait eu sur l’armée une influence désastreuse. Ces trois journées en effet, et encore plus ces trois nuits qui venaient de passer, avaient été pleines de souffrances. Le temps était horrible. La nuit venue, pour ne pas mourir de froid, on n’avait d’autre ressource que d’allumer quelques feux de bois vert. « Autour de ces feux, dit un correspondant anglais qui suivait l’armée, se confondaient sans distinction de rang généraux, officiers, soldats et jusqu’à des chevaux. Le thermomètre marquait 18 degrés. Un fort vent aigu soufflait sur le plateau, chassant devant lui des nuages de neige, nous aveuglant et formant autour des hommes de petits tas dans lesquels ils étaient enfoncés jusqu’aux genoux. Assis sur nos havre-sacs, nous passâmes la nuit les pieds dans le feu, espérant conserver ainsi notre chaleur vitale… » Joignez à ceci les difficultés croissantes de l’approvisionnement, l’insuffisance complète des vivres, les tourmens de la faim venant achever l’œuvre de démoralisation commencée par le froid.

Le résultat était fatal. Comment continuer, avec des soldats exténués par la misère et par la fatigue, une lutte où l’on s’acharnait inutilement depuis trois jours avec une armée moins éprouvée ? Le général Bourbaki prit son parti le soir du troisième jour ; il vit qu’il ne pouvait plus rien, que l’armée allait fondre sous sa main, et dans la nuit du 17 au 18 il télégraphiait au gouvernement qu’il était obligé, à son grand regret, d’occuper « des positions nouvelles à quelques lieues en arrière de celles sur lesquelles on avait combattu. » Cela signifiait qu’on se mettait en retraite pour ne s’arrêter qu’à Besançon, et si cette fois encore on n’allait pas aussi vite qu’on l’aurait voulu, c’est qu’il fallait rester en mesure de faire face à l’ennemi, qui commençait à sortir de ses lignes de défense pour se mettre à notre poursuite ; c’est qu’en outre, si l’on voulait se retirer aussi régulièrement que possible, il fallait laisser à l’aile gauche de l’armée, qui était la plus éloignée, qui avait le plus long chemin à faire, le temps de se replier en décrivant un arc assez étendu. Après avoir quitté la Lisaine le 18 janvier, on arrivait le 22 autour de Besançon, où l’on comptait être à l’abri des surprises et pouvoir se réorganiser. Bourbaki le croyait du moins ainsi ; il pouvait se faire encore cette illusion parce qu’il ignorait ou ne savait que confusément ce qui se passait autour de lui et déjà non loin de lui.

V.

Ce n’était là en effet qu’une partie, le commencement du terrible drame militaire dont la France orientale devait être le théâtre. Une des premières conditions de sécurité pour l’armée de l’est, même si elle avait réussi sur la Lisaine, et à plus forte raison lorsqu’elle se trouvait sous le coup d’un si cruel mécompte, c’était de rester toujours garantie dans sa marche et dans ses mouvemens contre les diversions que l’ennemi pouvait diriger de l’ouest sur son flanc et sur ses derrières. C’est de là justement que venait le plus redoutable orage, qui se rapprochait et grandissait d’heure en heure. Bourbaki était allé tenter la fortune des armes devant Belfort, il avait échoué. Qu’avait-t-on fait pour le protéger, pour arrêter au passage les secours allemands qui pouvaient être envoyés dans l’est ? Garibaldi était arrivé le 7 janvier à Dijon, avec son armée, qu’on avait un peu augmentée, et qui s’élevait à près de 25,000 hommes. Là il était rejoint par une force de 15,000 à 18,000 mobilisés, sous les ordres du général Pélissier. C’étaient quelque 40,000 hommes, avec lesquels on pouvait tout au moins observer, battre le pays, faire en quelque sorte la police de ces régions montagneuses de la Côte-d’Or que tout ennemi venant de l’ouest devait nécessairement traverser. Je ne sais quelle opinion se faisait Garibaldi ou quelle idée on lui donnait du rôle qu’il avait à jouer dans des circonstances si critiques et si décisives ; mais ce qui se passait devant lui pendant quelques jours, entre Dijon et Langres, le voici.

L’état-major de Versailles, prompt à s’apercevoir de ce qui se préparait dans l’est, s’était hâté, dès les premiers jours de janvier, de réunir les élémens d’une armée nouvelle d’opérations destinée à secourir Werder. Cette armée, elle se composait de forces un peu disséminées jusque-là, du iie corps de Fransecki, qu’on avait envoyé de Paris à Montargis, où il n’avait maintenant plus rien à faire, — du viie corps de Zastrow, qu’on remettait au complet en lui rendant une division employée sur la Meuse, — de la brigade d’infanterie Dannenberg, occupée à batailler du côté de Montbard contre les garibaldiens. L’armée nouvelle, qui, dans la pensée de l’état-major prussien, devait comprendre les forces qu’on mettait en mouvement et le xive corps de Werder, allait être placée sous le commandement supérieur du général de Manteuffel et prendre le nom d’armée du sud. Le point de concentration était Châtillon-sur-Seine, dont M. de Molke connaissait bien l’importance stratégique, surtout depuis la « catastrophe » infligée au mois de novembre à un poste prussien par Ricciotti Garibaldi. Châtillon avait en effet le double avantage de se relier par des voies ferrées à Chaumont, à Troyes, à Nuits-sous-Ravières, sur la ligne de Paris à Lyon, et d’être comme une position centrale en avant des défilés de la Côte-d’Or. C’est là que les forces de l’armée du sud se réunissaient, à l’entrée des vallées profondes de l’Aujon, de l’Aube, de l’Ource et de la Seine, dans les sinuosités desquelles s’enfoncent, à des intervalles de 10 à 15 kilomètres, quatre routes montueuses qui par des rampes escarpées conduisent aux hauts plateaux entre Langres et Dijon. Manteuffel arrivait à Châtillon le 12. On hésitait encore, à ce qu’il paraît, entre une marche sur Dijon, où l’on trouverait des chemins assez faciles, et la marche plus hardie, plus décisive, mais aussi plus périlleuse, par les montagnes. Ce fut, assure-t-on, le général de Zastrow qui fit adopter le plan le plus audacieux en disant que « rien n’était à craindre ni de Langres ni de Dijon, » et c’était malheureusement vrai. Le 13, de fortes avant-gardes allaient occuper, à 6 lieues de Châtillon, les gorges où l’on devait s’engager, et à minuit l’armée entière s’ébranlait en quatre colonnes. C’est alors que de Versailles on écrivait à Werder de tenir ferme dans ses positions, que la présence de Manteuffel allait bientôt se faire sentir.

Manteuffel marchait avec une de ses colonnes, laissant ses chefs de corps libres de se débrouiller pendant ces quelques jours, ayant simplement recommandé à celui qui arriverait le premier au débouché des montagnes de se porter immédiatement sur les débouchés des autres colonnes pour les protéger. Le 14 janvier, il couchait à Voulaines, à 5 lieues de Châtillon ; le 15, il était à Germaines, hameau perdu au milieu des bois près d’Auberive ; il passait le 16 entre Langres et Dijon, et descendait vers la Saône à la tête de plus de 60,000 hommes ! Il avait suivi pendant 80 kilomètres quatre routes étroites, montueuses, couvertes de neige glacée, éloignées les unes des autres, à travers les forêts sans fin qui couvrent cette région. À sa suite cheminaient, sans être inquiétés, ses équipages de ponts, ses convois de vivres et de munitions, escortés de quelques centaines de soldats. Le 17 et le 18, il avait franchi les défilés, il était en sûreté. Le 19, ses têtes de colonnes paraissaient sur la Saône, à Gray. Dès ce moment, il était en mesure de se relier à Werder et de prendre la direction de l’ensemble des opérations. Jusque-là, avant d’être fixé sur les événemens qui se passaient devant Belfort, Manteuffel s’était proposé de marcher sur Vesoul pour prendre Bourbaki entre deux feux, ou pour se mettre à sa poursuite, s’il était victorieux. En apprenant l’issue de la bataille d’Héricourt et la retraite de l’armée française sur Besançon, il modifiait son plan, il prenait désormais son point de direction sur le Doubs, pressentant bien que Bourbaki ne s’arrêterait pas à Besançon, et dans la nuit du 20 au 21 il écrivait de Gray à Werder : « Votre excellence a pu voir que je projetais de m’opposer, avec la partie de l’armée qui se trouve ici, à la retraite présumée de l’ennemi de Besançon sur Lyon, pendant que l’offensive prise par votre excellence retiendrait les arrière-gardes françaises et retarderait peut-être le mouvement du gros de l’armée ennemie… »

Voilà le nœud de la campagne. M. de Moltke, suivant de Versailles toutes ces péripéties, disait à cette époque au roi ou à l’empereur Guillaume : « L’opération du général de Manteuffel est excessivement audacieuse et hasardée, mais elle peut amener les plus grands résultats. Au cas où il éprouverait un échec, il ne faudrait pas le blâmer ; on n’obtient pas d’effets importans sans se risquer un peu. » Assurément le général de Manteuffel se risquait beaucoup ; il fallait tout l’orgueil de la victoire pour tenter de telles aventures. Manteuffel s’était tout d’abord étrangement engagé dans cette marche audacieuse qui l’avait porté sur la Saône. Il aurait suffi de quelques milliers d’hommes résolus, occupant quelques positions bien choisies dans les montagnes, aux principaux défilés, pour lui barrer le chemin, pour le ralentir tout au moins, pour inquiéter ses convois. La vérité est qu’il n’avait rencontré aucune résistance !

Pendant ce temps, au moment même où Bourbaki se battait trois jours durant devant Belfort, et où Manteuffel cheminait tranquillement à travers les montagnes de la Côte-d’Or pour aller écraser l’armée de l’est, que faisait Garibaldi à Dijon ? Il se plaignait toujours, ou l’on se plaignait pour lui. On se querellait avec le général Pélissier, comme on était disposé à se quereller avec tous les généraux français, pour des rivalités de commandement. On vivait à Dijon, faisant quelques reconnaissances qui ne servaient à rien. Ce n’était pas qu’on ne fût averti. Les avis arrivaient de tous côtés, des maires, des employés du télégraphe, des fugitifs qui se sauvaient, des habitans notables du pays, qui voyaient passer l’armée allemande. L’auteur des Volontaires du génie dans l’est, M. Jules Garnier, qui s’était avancé de son propre mouvement jusqu’à Messigny, au nord de Dijon, avait été stupéfait de tomber, à 10 kilomètres de la ville, sur des éclaireurs prussiens avec lesquels on échangeait des coups de fusil, et il s’était hâté de prévenir l’état-major de Garibaldi. Le lendemain, une partie de l’armée des Vosges allait sur deux colonnes faire une promenade militaire dans ces parages ; mais on ne poussait pas la marche bien loin, on ne cherchait pas sérieusement l’ennemi, et avant le soir on reprenait triomphalement le chemin de Dijon au bruit des musiques jouant la Marseillaise, tandis que des hauteurs de Savigny-le-Sec les éclaireurs allemands regardaient en riant cette brillante opération. Bref, on ne faisait rien en se donnant toujours l’air de faire beaucoup, et il fallait bien que ce fût choquant pour que de Bordeaux on écrivît assez vertement au chef d’état-major de Garibaldi : « Je ne comprends pas les incessantes questions que vous me posez pour savoir qui commande, non plus que les difficultés qui surgissent toujours au moment où, dites-vous, vous allez entreprendre quelque chose… Vous êtes le seul qui invoquez sans cesse des difficultés et des conflits pour justifier sans doute votre inaction. Je ne vous cache pas que le gouvernement est fort peu satisfait de ce qui vient de se passer. Vous n’avez donné à l’armée de Bourbaki aucun appui, et votre présence à Dijon a été absolument sans résultat pour la marche de l’ennemi de l’ouest a l’est. En résumé, moins d’explications et plus d’actes, voilà ce qu’on vous demande. »

Tout était malheureusement illusion et contre-temps dans l’action de cette singulière armée, tout, jusqu’aux combats fort sérieux en apparence et en réalité inutiles qu’elle était appelée à soutenir. Le chef de l’armée allemande en effet, sans craindre beaucoup Garibaldi, mais ne voulant pas non plus être gêné par lui, avait pris ses précautions pour l’occuper où pour « l’amuser, » comme il le disait, et dans tous les cas pour l’immobiliser. Cette mission avait été confiée à une brigade du iie corps qu’on avait laissée un peu en arrière, et qui restait chargée de se présenter devant Dijon, pour y entrer, si elle le pouvait, ou pour tenir en respect les forces qui s’y trouvaient réunies, en couvrant les mouvemens du gros de l’armée du sud. Cette brigade joua certes parfaitement son rôle. Elle arrivait auprès de Dijon le 20 janvier. Cette fois on crut au camp de Garibaldi avoir sur les bras l’armée prussienne tout entière. Aux yeux de l’état-major, l’ennemi se multipliait ; il y avait au moins 50,000 hommes ! La réalité, c’était la brigade Kettler, comptant 2 régimens d’infanterie, 1 régiment de dragons et 2 batteries d’artillerie, à peu près 7,000 hommes en tout. Le général Kettler s’était peut-être flatté d’enlever aisément Dijon avec cette force ; il se trompait, il avait été abusé lui-même sur le chiffre de l’armée qu’il avait devant lui. Trois jours de suite, le 21, le 22 et le 23 janvier, il tournait autour des positions françaises devant la ville, renouvelant les assauts de tous côtés, se battant avec acharnement, et trois jours de suite il échouait. Ne pouvant avoir raison de l’armée française, il allait se placer au-dessus de Dijon, dans la direction de Messigny, pour surveiller et contenir les forces qu’il n’avait pu dompter. Je ne veux nullement diminuer le mérite de Garibaldi. Il gardait l’avantage, il avait infligé à Kettler les pertes les plus graves, et il restait maître de Dijon. Au fond, c’était à coup sûr le plus médiocre triomphe, et il n’y avait pas de quoi dire à ces jeunes soldats des Vosges qu’ils avaient « reçu les talons des terribles soldats de Guillaume, » que tous les « opprimés de la famille humaine » saluaient en eux leurs champions. Après tout, avec 40,000 hommes on avait fermé les portes d’une ville à 7,000 hommes, et ces combats, honorables pour ceux qui les livraient, ne servaient à rien dans l’ensemble de la campagne. L’armée de Manteuffel n’avait pas moins passé tranquillement, elle était déjà sur le Doubs. On n’osait pas même se mettre à la poursuite de cette brigade qui dans sa défaite remplissait encore sa mission en couvrant la ligne des opérations allemandes. On s’était laissé « amuser » à ce jeu sanglant, voilà la vérité. Toutefois ce n’était pas seulement la faute de Garibaldi ; c’était surtout la faute de ce gouvernement qui prétendait diriger des opérations, « coordonner les mouvemens des armées, » et qui ne coordonnait rien, qui laissait l’armée de l’est sans la protection qui lui avait été promise, et qui, après avoir quelques jours auparavant tancé Garibaldi pour son inaction, l’exaltait maintenant pour un succès cruellement dérisoire dont le prix ou la rançon était le désastre de Bourbaki.

Au moment où se livraient ces combats de Dijon, les événemens se pressaient en effet avec une étrange rapidité, et ici toutes les dates prennent une saisissante importance. Le 20 janvier, Manteuffel est sur la Saône, à Gray ; le 21, il pousse son année vers le Doubs, le iie corps dans la direction de Dôle, le viie corps vers Dampierre dans la direction de Besançon ; le 22, on tient les deux rives du Doubs ; le 23, on arrive à Quingey, on se jette sur les routes d’Arbois, de Poligny. Déjà la ligne directe de Besançon à Lyon est coupée. En même temps Werder, redescendu des hauteurs de la Lisaine à Villersexel, se rapproche du haut Doubs, menace Baume-les-Dames, Clerval, et commence à fouiller au-delà de Montbéliard les défilés du Lomont, de sorte que Bourbaki, en arrivant sous Besançon le 22, se trouvait dès cette heure même dans la condition la plus critique. Que pouvait-il faire ? Sa première pensée avait été naturellement de se mettre en défense, de disposer son armée de manière à maintenir la sûreté de ses positions. Le 24e corps restait vers Pont-de-Roide pour défendre les défilés du Lomont. C’était un point essentiel à garder : si on le perdait, on était débordé et tourné par les plateaux supérieurs du Jura. Le 18e, le 20e corps, la division Cremer, se maintenaient d’abord en avant du Doubs, sur la rive droite, pour repasser bientôt sur la rive gauche. Le 15e corps, placé au premier moment à Baume-les-Dames, ne tardait point à être ramené au sud de Besançon, sur la route de Pontarlier ; mais cette armée qui arrivait démoralisée, épuisée de souffrances et de combats malheureux, il fallait la remettre un peu en ordre, la réorganiser à demi, avant de pouvoir lui demander une action sérieuse, et en la réorganisant il fallait la nourrir. Là éclatait pour le général en chef une déception cruelle. Il avait demandé qu’on accumulât les approvisionnemens à Besançon, on le lui avait promis, et l’intendant-général Friant venait lui déclarer qu’il y avait sept jours de vivres en tout ! Un convoi qu’on attendait était en ce moment même surpris par l’ennemi à Dôle. D’heure en heure se serrait autour de Bourbaki le réseau qui menaçait de l’étouffer.

C’était assurément une situation poignante d’où l’on ne pouvait sortir que par une retraite opportune ; mais de quel côté se diriger ? par où pouvait-on se frayer un passage entre Werder, qui descendait du nord, et Manteuffel, qui se hâtait au sud, qui avait déjà passé le Doubs ? Bourbaki ne pouvait plus se méprendre sur l’étendue et la gravité du péril qui le pressait, qui à chaque instant se révélait à lui sous les formes les plus redoutables. Seul il aurait eu le droit de se plaindre, puisque de tout ce qu’on lui avait promis, rien n’avait été fait, puisqu’on avait laissé défiler tranquillement une armée entière courant sur lui, et qu’on ne lui avait pas même ménagé les ressources matérielles dont il avait besoin. Il ne se plaignait pourtant qu’avec une modération attristée, sans amertume violente. C’était au contraire le gouvernement qui le harcelait de plaintes, de récriminations, qui lui reprochait durement ce qu’il appelait ses lenteurs, et pendant ces journées du 23, du 24, du 25 janvier qu’on passait à se débattre au milieu des difficultés les plus inextricables, pendant ces quelques jours, le plus singulier, le plus émouvant des drames se jouait à travers les airs, entre Bordeaux et Besançon. Le gouvernement s’inquiétait, il n’avait certes pas tout à fait tort, et il faisait tout ce qu’il pouvait pour ajouter à la confusion aussi bien qu’aux perplexités du vaillant homme qui se trouvait aux prises avec les plus cruelles complications. Tantôt on demandait sérieusement au général en chef de se porter au secours de Garibaldi. M. de Freycinet était si bien renseigné sur la situation militaire de l’est, que le 23 janvier encore il écrivait à Bourbaki : « L’ennemi attaque vraisemblablement Dijon avec de grandes forces. Ne pouvez-vous faire un mouvement qui porte appui à Garibaldi ? Il y aurait peut-être là une belle occasion de punir l’ennemi de sa témérité à opérer entre vous et Garibaldi. » C’était en vérité le monde renversé. Garibaldi aurait dû couvrir Bourbaki lorsqu’il en était temps ; maintenant on demandait à Bourbaki de secourir Garibaldi lorsque le mal était fait, lorsque lui-même plus que personne il aurait eu besoin d’être secouru. Tantôt on adressait au chef de l’armée de l’est des dépêches plus étranges encore, où on le pressait puérilement de « se dégager vainqueur, » de « reconquérir les lignes de communications perdues, » de se replier vers l’ouest en prenant pour point de direction Tonnerre, Auxerre, Joigny, — et Bourbaki répondait : « C’est comme si vous disiez à la 2e armée, — l’armée de Chanzy, — de se diriger sur Chartres !… » Aux accusations de lenteur dont on ne cessait de l’accabler, il répliquait le 24 : « Quand vous serez mieux informé, vous regretterez le reproche de lenteur que vous me faites. Les hommes sont exténués de fatigue, les chevaux aussi. Je n’ai jamais perdu une heure, ni pour aller, ni pour revenir… Votre dépêche me prouve que vous croyez avoir une armée bien constituée. Il me semble que je vous ai dit souvent le contraire. Du reste j’avoue que le labeur que vous m’infligez est au-dessus de mes forces, et que vous feriez bien de me remplacer… »

Ému de sa situation même autant que des obsessions dont il était l’objet, Bourbaki prenait cependant un parti, le seul qu’il vît possible ; il se décidait à se mettre en retraite sur Pontarlier, pour essayer de regagner par là, en côtoyant la frontière de Suisse, la direction du sud ; mais aussitôt le gouvernement poussait les hauts cris. Sans donner un ordre formel, sans vouloir engager sa responsabilité, il plaçait Bourbaki sous le coup des effrayantes conséquences de sa résolution en lui représentant qu’il s’exposait à être obligé de capituler ou de se jeter en Suisse, et en insistant plus que jamais pour qu’on essayât une trouée par l’ouest. On tint un conseil de guerre : seul le général Billot semblait croire au succès du plan proposé par le gouvernement, et, comme Bourbaki lui offrait de prendre la direction de l’armée en ne se réservant pour lui-même que le commandement d’une division, Billot s’excusa en disant que, pour tenter un tel mouvement, il fallait un homme ayant le prestige militaire du général en chef. Tous les autres commandans de corps se prononçaient pour la retraite sur Pontarlier, et la retraite sur Pontarlier était maintenue. Aussi bien c’était la seule voie encore ouverte, et il n’y avait même pas de temps à perdre, si on voulait trouver ce passage libre. « Je tiendrai le plus longtemps possible de Salins à Pontarlier et au mont Lomont, » écrivait le général en chef au gouvernement. Il le croyait encore le 25, lorsque tout à coup la situation, déjà si terrible, s’aggravait étrangement. On apprenait que le Lomont, qui couvrait la droite de l’armée, venait d’être abandonné presque sans combat par le 24e corps de Bressolles, chargé de le défendre. Les légions de mobilisés de ce corps avaient pris la fuite au premier coup de fusil. Sans perdre un instant, Bourbaki donnait à Bressolles l’ordre de reprendre à tout prix les positions perdues, il faisait aux généraux une obligation de se mettre de leur personne à la tête des bataillons d’attaque, et il promettait de conduire lui-même sur le terrain une division du 18e corps. Chose triste à dire, les légions de Bressolles, au lieu de revenir à la charge, battaient en retraite plus que jamais, sans que les efforts des généraux pussent les arrêter. Le 18e corps, qui était sur la rive droite du Doubs, perdait un certain temps à passer sur la rive gauche. D’un autre côté, la division Cremer, envoyée au sud pour occuper Salins, trouvait ce point au pouvoir de l’ennemi et s’était vue rejetée à Levier, sur la route de Pontarlier. Enfin de tous côtés arrivaient au quartier-général les nouvelles les plus attristantes sur l’état moral et physique des troupes.

Tout se réunissait pour accabler un chef d’armée. Bourbaki, dans son camp de refuge ou de détresse à Besançon, voyait tout à la fois ses positions les plus utiles tomber, ses forces diminuer, les routes se fermer devant lui, les vivres s’épuiser et près de manquer faute d’un approvisionnement suffisant, — et avec cela le gouvernement de Bordeaux le harcelait à chaque instant de ses dépêches prétentieuses, souvent blessantes. Si le général Bourbaki eut à cette heure ingrate et terrible un accès de ce « désespoir noir » dont parle M. Gambetta dans sa déposition devant la commission d’enquête du 4 septembre, les circonstances y prêtaient assurément. Sa situation lui apparaissait dans tout ce qu’elle avait de tragique et de sombre. Faire son devoir de soldat jusqu’au bout, il savait bien qu’il le ferait, et s’il était allé ce jour-là combattre au Lomont, comme il le voulait, il serait mort sans doute à la tête de ses bataillons ; mais lui, chef d’armée, il se voyait exposé sinon à capituler, — il se refusait à cette extrémité, — du moins à se jeter en Suisse. Il serait peut-être accusé, soupçonné ! À cette seule pensée, le sentiment de l’honneur, si puissant en lui, se révoltait. Son âme, dévorée d’émotions, pliait sous cette épreuve. Toute la journée du 26 néanmoins, il avait surveillé à cheval les mouvemens de l’armée, suivi de son aide-de-camp, le colonel Leperche, qui était pour lui un ami, et qui, voyant bien les angoisses de son chef, avait eu la précaution de lui enlever ses pistolets sans qu’il s’en aperçût ; mais la résolution de Bourbaki était prise. En rentrant le soir, paisible en apparence, désespéré au fond du cœur, il prenait un prétexte pour envoyer le colonel Leperche au chef d’état-major de l’armée, il allait chercher des armes dans la chambre de son aide-de-camp, il s’enfermait chez lui, et, peu d’instans après, il avait essayé de mettre fin à sa vie. Heureusement la balle s’était aplatie sur son crâne meurtri et ensanglanté comme sur une plaque de tir. Il était assurément atteint de la façon la plus dangereuse, il n’était pas perdu ; il n’était qu’un des blessés, le premier des blessés de la campagne de l’est. Du reste, à l’heure même où le général Bourbaki, dans une inspiration de désespoir, essayait de se dérober par la mort aux malheurs qu’il n’avait pas pu éviter et à ceux qu’il prévoyait encore, le gouvernement de Bordeaux était occupé à lui donner un successeur ; il avait déjà désigné le général Clinchant, qui se trouvait ainsi recueillir le commandement des mains du blessé volontaire, et M. de Freycinet avoue avec une certaine confusion qu’il s’était senti soulagé en songeant que la dépêche qui annonçait à Bourbaki sa révocation s’était croisée avec la nouvelle de son suicide, qu’elle avait été conséquemment étrangère à cette douloureuse tentative.

Maintenant qu’allait faire le général Clinchant ? Le commandement qu’il recevait était certes une mission de devoir et d’abnégation. Il n’avait pas le choix des combinaisons, il ne pouvait que diriger et presser cette retraite sur Pontarlier qui restait plus que jamais pour l’armée le seul mouvement possible, qu’on accomplissait sans plus de retard par les chemins les plus durs, dans la neige et la glace, au milieu de toutes les privations, de toutes les souffrances du froid et de la faim. On arrivait le 18 janvier autour de Pontarlier, et dans cette ville même, qui un instant devenait un vrai camp de misère, Clinchant n’avait et ne pouvait avoir qu’une pensée : c’était de garder la seule route demeurée libre pour lui, celle de Mouthe, par laquelle il pouvait encore peut-être, en se glissant le long de la frontière suisse, regagner les lignes de Lons-le-Saunier, de Bourg, de Lyon, et il avait même chargé Cremer d’aller avec ses forces occuper quelques-unes des positions qui pouvaient lui assurer ce passage ; mais l’ennemi, lui aussi, arrivait de toutes parts, exécutant avec une redoutable sûreté, avec un ensemble terrible, le plan préconçu de Manteuffel, qui était de fermer toutes les issues et de placer l’armée française dans l’alternative de se rendre ou de se jeter en Suisse. Le 28, de gros détachemens de Manteuffel étaient déjà vers le sud à Nozeroy, à Champagnole, menaçant justement le passage de Mouthe. D’un autre côté, les soldats de Werder, descendant du nord, suivaient la frontière suisse par Morteau. Le 29, des troupes du iie et du viie corps allemands serraient de près Pontarlier ; elles arrivaient à quelques kilomètres de la Ville, à Chaffois, à Sombacourt, où les divisions de Clinchant se battaient encore avec une certaine vivacité et tentaient un dernier effort de résistance. Évidemment le cercle se resserrait d’heure en heure, on allait toucher à la crise suprême, lorsque dans ces montagnes, où les hommes s’entre-tuaient au milieu des frimas, éclatait une nouvelle qui semblait devoir faire tomber les armes des mains des combattans. Un armistice général venait d’être signé. Ces infortunés soldats de l’est se sentaient presque délivrés ; les chefs militaires respiraient un peu et se croyaient garantis, au moins pour le moment. Du côté des Français, on cessait le feu. On croyait à la paix, ce n’était pas même pour l’armée de l’est une trêve de quelques heures ; ce n’était qu’un grand et désastreux mécompte de plus qui allait accélérer la catastrophe.

Que s’était-il donc passé ? Il est vrai, il y avait un armistice négocié, signé le 28 janvier à Versailles et paraissant s’appliquer à la France entière comme à Paris. Seulement cet armistice contenait un article d’une élasticité redoutable, d’une ambiguïté probablement calculée, qui disait, au sujet des limites à fixer entre les armées belligérantes : « … À partir de ce point (les département de l’est), le tracé de la ligne sera réservé à une entente qui aura lieu aussitôt que les parties contractantes seront renseignées sur la situation actuelle des opérations militaires en exécution dans les département de la Côte-d’Or, du Doubs et du Jura… » Il y avait dans cet article tout ce qu’on voudrait y mettre, la paix ou la guerre, il y avait surtout la liberté du vainqueur garantie par le vague de cette réserve équivoque. M. de Moltke, quant à lui, sachant ce qu’il voulait, interprétant l’armistice à sa manière, télégraphiait sur-le-champ le 28 janvier à onze heures du soir au général de Manteuffel : « …Les départemens de la Côte-d’Or, du Doubs et du Jura ne seront compris dans la trêve que lorsque les opérations commencées de votre côté auront amené un résultat… » On parle dans la convention de Versailles de la nécessité de se renseigner sur la « situation actuelle des opérations » pour fixer un tracé de limite entre les armées ; M. de Moltke ajourne la trêve jusqu’au moment où les opérations lui auront donné ce qu’il désire. C’était la libre interprétation d’un victorieux, ou plutôt de deux victorieux, de M. de Bismarck, qui avait préparé le subterfuge diplomatique, et de M. de Moltke, qui en tirait les conséquences militaires. De son côté, M. Jules Favre, qui allait à Versailles avec l’idée fixe d’arracher Paris à la famine, qui ne connaissait même pas la situation de l’armée de l’est, M. Jules Favre n’était pas coupable de subir des conditions qu’il n’était pas maître de discuter ; seulement il commettait à coup sûr le plus prodigieux et le plus dangereux oubli en annonçant à la délégation de Bordeaux qu’un armistice était signé, sans préciser la condition exceptionnelle faite à l’armée de l’est. M. Jules Favre s’est excusé depuis en disant que l’armistice, qui ne devait être exécuté que trois jours plus tard en province, n’avait pu avoir d’influence sur le dénoûment des affaires de l’est, qui a eu lieu dans l’intervalle ; mais ce délai même « de trois jours » pour la province, M. Jules Favre ne le faisait pas connaître, de sorte que le même malentendu aurait pu se produire partout. La délégation de Bordeaux, à son tour, signifiait à tous les chefs militaires et particulièrement au commandant de l’armée de l’est ce qu’elle venait de recevoir, dans les termes où elle le recevait. Il en résultait qu’au moment même où nos généraux autour de Pontarlier se trouvaient désarmés, le général de Manteuffel, mieux renseigné, sachant bien ce qu’on attendait de lui, marchait toujours, hâtait ses opérations, sans vouloir même accéder à une suspension d’hostilités de trente-six heures qu’on lui demandait pour en référer à Versailles.

Il faut tout dire. Je ne sais pas si avec cette méprise de moins on eût pu se sauver. Les Allemands tenaient déjà toutes les issues ; le cercle de fer était complet. Toujours est-il que l’armée française souffrait non-seulement de cette confusion, mais encore de cette détente morale qui se produit parmi des hommes harassés de combats et entrevoyant une lueur de paix. Ceci se passait le 30 et le 31 janvier. Dès que l’armistice ne s’appliquait point à l’est, le dénoûment était inévitable et ne pouvait même se faire attendre. Réduit à cette cruelle extrémité, pressé de toutes parts, le général Clinchant n’avait plus qu’une préoccupation, celle d’échapper à l’étreinte de l’ennemi, de lui dérober ses soldats, ses armes, son matériel, fût-ce en allant chercher un refuge au-delà de la frontière. Le général suisse Herzog arrivait justement aux Verrières Pendant la nuit du 31 janvier au 1er février, dans une pauvre chambre enfumée d’une misérable maison de village, on signait une convention qui réglait le passage de l’armée française en Suisse. À ce moment encore cependant, cette malheureuse armée voulait montrer qu’elle était digne d’une meilleure fortune. le 1er février, serrée de près par les Allemands entre Pontarlier et Les Verrières, à La Cluse, elle soutenait une lutte sanglante. Le général Pallu de la Barrière, à la tête de la réserve, et le général Billot, livraient un violent combat, décimaient les Prussiens, et couvraient d’un dernier lustre cette triste retraite à travers les neiges. Après cela, cette armée exténuée, brisée par toutes les misères, par le froid, par la faim, par les maladies, passait la frontière un peu sur tous les points au nombre de 80,000 hommes. Le général Pallu de la Barrière, après son combat de La Cluse, s’échappait à travers les montagnes avec une poignée d’hommes résolus, et parvenait à se sauver. Cremer, de son côté, s’échappait, lui aussi, avec une partie de ses troupes, tandis que l’autre partie était coupée par les Prussiens et rejetée vers la Suisse. Le dernier mot de la campagne de l’est était dit. C’était depuis six mois la quatrième armée française disparaissant d’un seul coup après celles de Sedan et de Metz, qui étaient encore captives en Allemagne, et celle de Paris, qui restait prisonnière dans nos murs.

Comment cette expédition de l’est, sur laquelle on avait fondé tant d’espérances, finissait-elle ainsi ? Est-ce la faute des chefs militaires, des soldats ? Non, le chef était un courageux capitaine, qui ne pouvait assurément répondre à toutes les illusions qu’on se faisait, mais qui remplissait son devoir avec un dévoûment passionné de tous les instans et un élan de cœur dont on ne doutait pas. Les soldats qu’il conduisait étaient certes mal organisés, peu disciplinés, mal équipés ; ils se battaient cependant avec intrépidité, ils ont supporté bien des souffrances, et ils ont montré plus d’une fois qu’ils auraient pu vaincre. La cause de tant de malheurs n’est pas là. Sans doute, ce nouveau désastre aurait pu être épargné à la France ; il aurait pu être évité, si, au lieu d’agir en gouvernement d’ostentation et de confusion, on avait su ce qu’on voulait et ce qu’on pouvait, si on avait su laisser chacun à son rôle et préparer le succès, comme on doit toujours le préparer, par l’ordre, l’organisation et la prévoyance. M. Thiers a dit que les premiers revers de la guerre de 1870 ont tenu à ce qu’on n’était pas prêt ; les derniers malheurs ont tenu à ce qu’on n’a pas même su profiter de l’expérience des premiers revers. C’est à la France d’aujourd’hui de s’éclairer à la funèbre lumière des uns et des autres pour retrouver le secret d’une grandeur qui ne peut être voilée que pour un moment.

Charles de Mazade.
  1. Voyez la Revue du 15 septembre et du 15 octobre.
  2. On peut lire à ce sujet un rapport adressé à l’assemblée nationale par un des membres de la commission des marchés. « La légion garibaldienne, dit M. Blavoyer, a vu cinquante-trois officiers vêtus aux frais de l’état avec un luxe qui contrastait avec le pauvre équipement de nos propres soldats… Les chemises rouges coûtent 20 francs, les pantalons 30 fr., les vestons 58, 65, 70, 80 et 90 fr., d’autres de 100 à 190 fr. Le manteau du colonel Garibaldi, dit en se lamentant le fournisseur, était d’une ampleur excessive, d’un drap gris magnifique, doublé de rouge, et du prix, relativement modique, de 180 fr. Des boutons d’argent fin sont exigés par un sous-intendant, les galons et les torsades sont en grandes quantités sur toutes les factures… » Voyez aussi le récit modéré, impartial et sincère de M. Jules Garnier, les Volontaires du génie dans l’est.
  3. Rien ne peint mieux les procédés de l’administration impériale que ce que dit, justement au sujet de Montbéliard, le général de Blois, commandant de l’artillerie du 45e corps : « Cette petite ville possède un château récemment déclassé et dépendant de la direction du génie de Besançon. L’opération du déclassement, simple mesure financière destinée à leurrer le corps législatif, toujours avide d’économies sur le budget de la guerre, consistait simplement à supprimer la garnison et à retirer le mobilier militaire de la place. On se gardait, bien de raser les remparts, mesure indispensable pourtant, mais que l’on omettait pour éviter une dépense. Tout cela était contraire au bon sens. Il résulta de cette omission que les Prussiens trouvèrent dans le château de Monbéliard un excellent poste retranché qu’ils occupèrent sans peine et sans frais, et d’où ils purent faire du mal à la ville. » (L’Artillerie du 15e corps pendant la campagne de 1870-1871.)